Roman Cieślewicz, la fabrique des images.
Une exposition aux visages multiples.
Par Krystyna Bourneuf
Le Musée des Arts décoratifs de Paris rend hommage, jusqu’au 23 septembre 2018, à Roman Cieślewicz (1930-1996), affichiste, graphiste et photographe, de renommée internationale. Il fut un artiste majeur de l’École de l’Affiche polonaise qui, dans les années 50 du XXe siècle révolutionna cette forme d’information bien au-delà de son pays d’origine. Depuis 1963, Cieślewicz vécut et travailla en France où il réalisa de nombreuses affiches de cinéma et de théâtre, fut collaborateur artistique des expositions et musées dont le Centre Pompidou, et des magazines Elle et Vogue, mais que cela n’induise personne en erreur, il ne passa pas du côté des jolies photos sur papier glacé, il sut y ajouter sa griffe acérée. Aux mêmes moments d’ailleurs, il était un membre actif du mouvement Panique.
Cieślewicz fut, et l’est toujours à travers ses créations, un homme engagé, politiquement et moralement.
Dans la première salle de l’exposition, nous guettent des oeils de cyclope, grands ouverts, tels une loupe, angoissants. Cette ouverture est nécessaire pour suivre le travail de l’artiste. Un symbole et une devise : un œil unique perçoit mieux la réalité, alors que la vision de deux yeux s’entre-croise et en sort affaiblie…
Nous sommes frappés également, d’emblée, par l’omniprésence du papier journal, ce bon vieux papier à tant d’usages quotidiens à l’époque. L’artiste invite à s’en imprégner : il agrandit la texture du papier pour exposer sa laideur, ainsi que celle des polices aux caractères baveux et trébuchants.
Une technique propre à Cieślewicz : découper, dans les journaux et revues, des titres, des phrases, des images. Dans des vitrines au milieu des salles de l’exposition, on découvre le contenu des boîtes de Cieślewicz : son atelier, la boîte blanche, la boîte rouge, la boîte des cercles… Il exploitait ces découpages en permanence dans ses affiches, ce qu’il appelait « fouiller dans les poubelles ». Les poubelles des mots et images dictées par les médias communistes – pour lui, mais dont on prend conscience aujourd’hui, partout dans les monde : les poubelles de la manipulation, de la saturation de la veille.
L’art, selon Cieślewicz, doit dénoncer la « masse » des médias – le poids au sens propre (du papier) comme au figuré (l’influence). Il en résultèrent des collages, une autre facette de l’affichiste. Nous les découvrons, sur les parois d’un long couloir. En des assemblages répétitifs, format A4, tels des feuilles du cahier d’un écolier malhabile : des consignes postales (ne pas plier s.v.p., ne pas plier s.v.p., ne pas plier s.v.p. ; par avion, par avion, par avion …) ; des code-barres ; de vieux billets de banque, des étiquettes. Mal alignés, un peu de travers, comme si la main n’arrivait pas à gérer le surplus d’informations et l’envahissement des instructions à suivre. Des collages qui révèlent l’autisme du monde du XXe siècle et celui d’aujourd’hui.
Une fois plongés dans l’univers de Cieślewicz, ses techniques, sa création et ses messages, nous émergeons dans les salles de ses superbes affiches.
Cieślewicz dénonce le mal, le mensonge, la souffrance. C’est noir, gris, bleu marine, vert sombre. C’est écorché vif, avec une pointe de rouge qui n’est rien d’autre que le sang qui suinte. Cieślewicz perpétue Le Cri de Munch. Et quand il se servira plus tard des photos couleur, des bras et jambes des déesses de la mode il va réinventer Guernica, il va défigurer et refigurer, mêlant les icônes de la Renaissance à son propre contemporain, comme dans son célèbre Mona Tse-Tung. Un pape à genoux qui prie pour la paix des âmes devant une explosion ? Oui, mais en même temps sa calotte part en l’air, en tranches bien nettes, comme du saucisson. Cieślewicz pointait du doigt, criait.
Il arriva que le 30 janvier1968 une de ses affiches devint l’emblème d’une révolte : l’annonce du spectacle Les Aïeux d’Adam Mickiewicz au Théâtre national de Varsovie, dans une mise en scène novatrice, soulignant les aspects révolutionnaires, patriotiques et folkloriques. L’affiche est particulièrement poignante : une tête et un torse craquelés, à la poitrine ouverte – un alliage de la décrépitude des ancêtres et du flux de sang à toujours déverser de nos veines polonaises. Une synthèse parfaite de cette pièce de théâtre. Pourtant, les esprits étaient échauffés par la vague de protestations déferlant sur l’Europe : il eut trop d’applaudissements, trop de réactions spontanées du public. La censure limita rapidement le nombre de représentations, pour finir par les interdire. Il s’ensuivit une manifestation d’étudiants, le pouvoir en place intervint à coups de matraques et procéda à une trentaine d’arrestations. C’est ainsi que l’art de la Rue, une affiche de Cieślewicz, prit vie le long d’une artère principale de Varsovie.
Nous tenons à saluer l’agencement de l’exposition : un sans-faute du Musée des Arts décoratifs qui guidera tout visiteur vers la compréhension de l’art de Cieślewicz. La découverte est progressive, les explications précises et l’idée d’exposer les collages répétitifs dans un long couloir – qui mène aux toilettes et à une issue de secours – épatante, tout simplement ! L’artiste aurait applaudi.
Paris, le 12 juin 2018