Chronique n° 10 d’Alain Pusel
L’Eau et le Feu
Tout comme les sgraffites qui révèlent peut-être, tout le long des façades, les rêves des habitants de Prague ; ceux de Kafka (1883 – 1924) sont, toujours, inscrits, grattés, marqués au cœur de sa chair et de son esprit saisi de migraine, épris de mauvaises fièvres.
Le 13 août 1912, il croise au domicile des parents de son ami Max une amie à ce dernier : Felice Bauer.
Il lui parle, l’interroge, s’intéresse à elle durant une heure environ. Elle repart pour Berlin. Il lui écrit sa première lettre le 20 septembre 1912 (1) ; d’octobre à décembre de la même année cent lettres suivront.
Franz, le bel halluciné, le regard d’aigle hallucinant, se jette dans cet amour de papier et cette passion incandescente pendant cinq longues années. C’est le même homme – l’homme sgraffite ? derrière le blanc de la peau maigre de son corps ascétique, le noir de ses yeux et de ses pensées flèches, qui écrit dans son Journal :
« Quand on est invité dans le monde, il est clair qu’on franchit tout bonnement le seuil, qu’on monte l’escalier, et presque sans s’en apercevoir tant on est plongé dans ses pensées. C’est seulement ainsi qu’on agit comme il faut à son propre égard et à l’égard du monde. » (2)
Propos qu’on peut relier – peur, angoisse, puérilité- à un autre passage :
« Nuit agitée – Hier, la bonne qui disait à un petit garçon dans l’escalier : « Tiens-toi à mes jupes » (3)
Et à cet autre, aussi ; serpenter dans le Journal de Kafka, c’est voir surgir toutes ses balises de survie, ses bouées de détresse… qu’il ne destine à personne d’autre qu’à lui. Son éternel chapeau melon courbe et referme la douleur du temps.
« Je dors véritablement à côté de moi, tandis qu’il me faut, en même temps, me battre avec des rêves » (4)
La fusée de la correspondance, des insomnies, des maux de tête et des cauchemars : c’est tout-un, ou disons l’un à peine détaché de l’autre, chez l’homme de Prague.
Ce même enfièvrement et cette course poursuite incessante entre soi et soi-même a lieu à la même période dans une autre ville, dans une autre langue, mais avec un étonnant petit chapeau aussi, posé sur le crâne – éblouissante fixe – de : Fernando Pessoa, né en 1888. Lui-aussi a des correspondances ardentes, avec Ofélia Queiros, la seule relation amoureuse du poète qui a été identifiée à ce jour…
« Dans mon exil, cet exil qui est moi-même, ta lettre est parvenue comme une joie tout droit sortie de la maison… » (5)
C’est le même (ou presque) qui écrit dans son poème Ceci :
Tout ce que je rêve ou éprouve
Ce qui me manque ou m’accomplit
Est comme une terrasse
Sur autre chose encore. (6)
Deux agents d’assurance le jour, qui n’en avaient pas, hormis le rêve frénétique et dément de littérature porté au plus haut de leur esprit. Inclinons-nous. Leur folie ressemble à un château immense aux escaliers géants, à une cathédrale de mots découpée de lumières.
Kafka, qui entrevoit plusieurs fois le suicide, soudainement va vivre une nuit de rêve : il achève enfin un récit dont il sera fier jusqu’à sa mort alors qu’il condamnera au feu le reste (de son œuvre) (7)
Ce récit, c’est le Verdict : un fils pourtant respectueux et prévenant se voit renier par son père et condamné « à mourir noyé » ; il courra, obéissant, jusqu’au fleuve pour s’appliquer de lui-même cette condamnation, sans tarder et sans faillir. On comprend mieux l’enthousiasme de Franz.
Quel soulagement. Quelle libération. Quelle révélation. Au matin du 23 septembre 1912.
« J’ai écrit ce récit – le Verdict – d’une seule traite, de dix heures du soir à six heures du matin, dans la nuit du 22 au 23. (…) Ma terrible fatigue et ma joie, comment l’histoire se déroulait sous mes yeux, j’avançais en fendant les eaux. A plusieurs reprises durant cette nuit, j’ai porté le poids de mon corps sur mon dos. » (8)
Il dédicace cette Nouvelle à Mademoiselle Felice B.
Une nuit sans sommeil, inoubliable, pendant laquelle Franz Kafka marche sur l’eau.
« Ce n’est qu’ainsi qu’on peut écrire, avec cette continuité, avec une ouverture aussi totale de l’âme et du corps » (9)
Comme nous ne pouvons qu’envier cette limpidité et cette coulée de création – ce bonheur sans nom de tenir toute une histoire ; une nuit bleue étoilée.
Plus en avant dans son Journal, Kafka écrit ceci :
« Pascal fait un grand rangement avant l’entrée en scène de Dieu (…) D’où lui vient ce calme ? (…) Dieu est-il un char théâtral que l’on amène de très loin sur scène (…) (10)
Dans le document appelé le Mémorial et que Blaise Pascal portait toujours dans une doublure de son habit, sans doute près de son cœur, on lit ceci :
« Joie, joie, joie, pleurs de joie ».
Dans la nuit du 23 au 24 novembre 1654, Pascal marche sur les flammes, il brûle littéralement, étreint par le Feu divin.
« Dieu d’Abraham (…)
Dieu de Jésus -Christ. »
Bouleversé par cette expérience, cette rencontre fulgurante de Dieu se révèle à l’âme du penseur, brillant mathématicien, et lui ôte tout doute intellectuel. (11)
Franz écarte la mer du doute guidé par le dieu des écrivains, Blaise passe l’épreuve du feu à l’invitation de son Créateur ; décidément, l’un après l’autre, d’une nuit à l’autre, notre envie et notre attente demeurent.
Franz, Fernando et Blaise, grand bien à vous :
Vos nuits sont plus belles que nos jours…
- Jacqueline Raoul-Duval, Kafka, L’éternel fiancé, Flammarion, 2011, page 23
- Franz Kafka, Journal, Grasset, 1954, 19 février 1911 – page 35
- Idem, 9 août 1912 – page 251
- Idem, 2 octobre 1911 – page 62
- Fernando Pessoa, Lettres de mon ailleurs, éditions Lorma, 2020, page 47
- Fernando Pessoa, CECI, Editions Chandeigne, 2001, page 7
- Jacqueline Raoul-Duval, L’éternel fiancé, Flammarion, 2011, page 37
- K , Journal, 23 septembre 1912 – page 262
- K. Journal, 23 septembre 1912 – page 262
- K, Journal, 2 août 1916 – page 489
- Site : narthex.fr au 21/11/2020