La chronique gastronomique d’Antoine Benouard. Avril 2021
Le rock fort
Il a le bleu en lui comme d’autres le blues. C’est un fromage robuste, intense, dur et intraitable, mais aussi tendre et sensible. Il titille le palais, l’agresse même pour mieux l’enchanter, comme un bonbon au poivre. Il est comme ces êtres qui nous touchent tant leurs fêlures sont constitutives de leur puissance. Il paraît fort en dépit de ses cicatrices bleues vertes. Il paraît fort comme le roc, le rock and roll, le Rocky de Stallone. C’est un fromage de ring. Il est beau aussi, comme une mer de Nicolas de Staël ou comme les oiseaux du ciel de Braque. Bref, c’est un fromage équivoque, qui évoque, qui provoque, et qui, quelles que soient les circonstances, fait évènement.
Il faut rappeler que le roquefort est né d’un accident. C’est ce qui rend à jamais sa dégustation risquée, aventureuse, romanesque et goûteuse comme un péché. Il est né, dit-on, il y a bien longtemps, d’une rencontre entre l’amour et le hasard. Un berger ayant laissé son caillé de brebis dans une grotte humide pour aller retrouver sa belle retrouva de la moisissure sur son casse-croûte lacté à son retour. Affamé, le berger goûta quand même et se régala. Il crut alors au miracle de l’amour et de la gastronomie mêlés. C’était peut-être le cas : Dieu, autre nom du hasard, adore les grottes, les espiègleries et le mélange des genres.
Mais revenons à nos brebis. Attention ! Il y a fromage et fromage. Le roquefort n’est pas le roi des fromages, comme le prétendait Diderot. D’ailleurs, il déteste le pouvoir. Mais aussi l’égalitarisme. Il fréquente un peu forcé les autres fromages — notamment sur les plateaux des grandes tables — mais les regarde avec dédain. Il les côtoie sans le vouloir. Ce franc-tireur, cet électron libre, cet artiste, ce rebelle est devenu une institution malgré lui. Il n’aime pas trop faire société, même si Société est devenu quasiment sa marque de fabrique. À moins que ce ne soit Papillon, plus en rapport avec son caractère tout à la fois planant et revêche.
Il y a des moments de la vie qui sont exceptionnels. Il faut les apprécier, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Celui notamment de la dégustation du roquefort associé à un beurre doux que l’on étale sur une tranche de baguette, de pain de seigle ou de pain aux fruits. C’est l’extase. Le doux du beurre frais épouse l’intense du bleu dans une fusion sublime de contrastes et de complémentarité. On accorde parfois le roquefort avec du raisin blanc pour l’adoucir et pour enjoliver l’assiette. Mais c’est un vœu pieux : la douceur exogène chez lui ne fait que renforcer son caractère endogène de dur à cuire.
Pas d’adresses particulières cette fois-ci à recommander : le roquefort est partout. Servir avec un Marcillac ou un petit verre de porto.