En mémoire de Zwy Milshtein
Pépites recueillies par Mylène Vignon
Milshtein est peintre et nous connaissons ses images. Mais des images, il n’y en a pas que dans sa peinture. Toujours à côté de ses pinceaux, il y avait une plume. Et quelle plume !
Saisons de culture vous propose chaque semaine de découvrir ses textes. Contes, fictions ou comptes rendus de sa mémoire vive et malicieuse.
Texte n°3
Les sept verres
Éditions Yeo
Paris 1997
Pour moi,
la terre était informe et vide
il y avait des ténèbres à la surface
et son esprit
(en admettant qu’elle en ait un)
se mouvait au-dessus de moi.
Je me suis dit
qu’il fallait prendre un verre.
Et le verre fut et je l’ai rempli d’alcool
et j’ai appelé le verre, verre
et l’alcool, vodka.
Ce fut mon premier verre.
Et je regardais la bouteille
et je traçais une ligne au milieu,
je séparais la bouteille en deux.
J’appelais le haut oubli
et le bas souvenir
et j’ai cru que c’était bien aussi.
Je remplis le verre,
je vidais le verre.
Ce fut mon deuxième verre.
Et je voulais que le liquide
qui s’appelle akdov, en verlan dans le texte,
se rassemble en un seul lieu
et que je reste sec et lucide.
Et cela fut.
Et j’ai appelé le sec, corps
et le liquide, âme.
Et j’ai vu que c’était bon,
et j’ai voulu que le corps produise de la semence
comme les arbres fruitiers,
et donne des fruits
malgré mon grand âge.
Et cela fut ainsi
Et mon corps produit
toujours des semences
comme les arbres fruitiers.
Et j’ai vu que cela était bon
et j’ai rempli mon verre.
Et cela fut mon troisième verre.
Et je me suis dit qu’il y avait
des lumières dans l’étendue
de la ville afin
qu’il y ait des signes
pour marquer les carrefours
et les fins de rues.
Et cela fut.
Et il y eut des feux rouges
et des feux verts,
il y eut deux grandes lumières.
Une pour présider le jour,
ce fut le soleil,
et une pour présider la nuit,
l’enseigne lumineuse
du commissariat de police.
Et j’ai vu que tout cela était bon,
et j’ai rempli mon verre,
et je l’ai bu.
Et ce fut mon quatrième verre.
Et je me suis dit,
que les eaux grouillent
en abondance de pétroliers,
de sous-marins nucléaires ;
et les ciels d’oiseaux en acier
selon leur espèce et leur voracité.
Et j’ai vu que tout cela était fécond
et béni, et que la peur naquit.
Et j’ai rempli mon verre
et j’ai vidé mon verre.
Et ce fut le cinquième verre.
Et j’ai dit que la terre
produise des voitures,
des chars, des canons,
selon leur espèce,
et j’ai vu que cela
faisait peur.
Et tout cela fut béni.
Dieu dit :
« Faisons selon notre
« image et notre ressemblance,
« et que tu domines sur les armes
« de la mer, les armes du ciel
« et de la terre. »
Dieu me créa à son image,
il me créa à l’image de Dieu,
il me créa et il créa Elle.
Et j’ai vu tout ce que j’ai fait
et ça faisait très peur.
Et ainsi j’ai rempli un verre,
et j’ai vidé mon verre.
Et ce fut mon sixième verre.
Ainsi furent achevés
les deux tiers
de la bouteille
et fut achevé l’oubli.
Dieu se reposa,
et moi je continuais à boire.
Et je pris mon septième verre.