Regards

Une rencontre Michel Ragon et Marc Albert Levin

Par Ghislaine Lejard

2024 année du centenaire de la naissance de Michel Ragon

 

Ghislaine Lejard. Cher Marc, avez-vous le souvenir précis de votre première rencontre avec

Michel Ragon ?

Marc Albert-Levin. C’était en 1959, à la Galerie Arnaud, alors qu’elle était encore située au 24 de la rue du Four, juste à côté de la poste, à Saint-Germain des Prés. Jean-Robert Arnaud réunissait tous les jours à 17 heures peintres et critiques, s’ils en avaient envie, autour d’un thé fumé. Michel Ragon faisait partie des fidèles, avec les peintres John Koenig et Luis Feito. C’est à ce moment-là et grâce à eux que j’ai compris que l’art n’était pas seulement affaire de musées, qu’il existait un art contemporain et qu’ils étaient eux-mêmes en train de le créer.

 

G.L. Michel Ragon accordait beaucoup d’importance à l’amitié. Peut-on dire que votre relation se déclinait sur le mode de l’amitié ?

 

  1. A.-L. Absolument. Il était très ami avec James Guitet et Martin Barré, tous deux nantais et « montés à Paris » avec lui. Il déplorait la brouille survenue entre ces deux-là, parce qu’ils avaient pris des positions artistiques très différentes. Il était aussi très ami avec John Koenig avec qui il avait fait un voyage aux Etats-Unis qui devint un roman Les Américains. Il m’a rappelé un jour qu’à Jérusalem, Jean-Michel Atlan, qu’il aimait beaucoup lui aussi, lui avait mis une kippa sur la tête pour qu’il ait l’air de participer à une prière. Il était très lié avec Zao Wou Ki et Pierre Soulages ; les photos de lui dans l’atelier de Soulages le font passer pour un nain, à côté du grand homme interminable…

 

G.L. Quelle influence a-t-il eu dans votre vie ?

 

  1. A.-L. Une très grande influence, parce que lorsque je l’ai rencontré, je n’avais pas vingt ans. Je n’avais encore jamais vu d’écrivain vivant. Je connaissais seulement les auteurs dont je lisais des extraits dans le « Lagarde et Michard » au lycée. Ragon était le contraire de la prétention. J’ai déjà écrit quelque part que s’il lui manquait le A d’Aragon, c’était un A privatif de cette vanité dont faisait preuve Aragon en vérifiant son image dans tous les miroirs. J’ai déjà raconté dans Saisons de Culture comment la question hebdomadaire de Michel : « Qu’as-tu fait cette semaine ? » m’avait été très utile pour écrire mes « Anachroniques du flâneur. »

 

G.L. Michel Ragon : poète, romancier, critique d’art, historien de l’architecture contemporaine, lequel était le plus proche de vous et parliez-vous avec lui de votre création artistique ?

 

M.A.-L. C’était surtout la critique d’art qui nous rapprochait. Il avait été très lié à un autre ancien de Cimaise, Pierre Restany. Tous deux avaient d’ailleurs demandé à Jean-Robert Arnaud de ne plus imprimer leur nom comme faisant partie du comité de rédaction, parce qu’Arnaud, à leurs yeux, face à l’émergence de nouvelles formes d’expression, prenait une attitude trop réactionnaire. J’ai collaboré à Cimaise après leur départ, mais ni l’un ni l’autre ne semblent m’en avoir voulu, puisque Pierre Restany, en me dédicaçant une étude consacrée à son parcours L’Alchimiste de l’art, m’a qualifié de « complice virtuel ».

Quant à mes collages, je n’ai pas résisté bien sûr à l’envie de lui en montrer quelques-uns. J’aurais bien aimé lui en offrir un, mais je ne sais pas s’il l’aurait accepté. Il faudra que je demande à Françoise, son épouse.

 

G.L. Il s’était éloigné de la religion, mais était attaché au spirituel, avez-vous eu avec lui des échanges autour du spirituel ?

 

  1. A.-L. Bien sûr. J’avais été très frappé par la lecture de son livre Ils se croyaient illustres et immortels. C’était le titre choisi par Albin Michel alors qu’il avait proposé comme titre, avec l’humour grinçant qui était parfois le sien Le crépuscule des vieux. Je trouvais que décrire les fins tragiques d’Alexandre Dumas, Descartes, Le Corbusier, Gustave Courbet, des personnages que l’on aurait pu croire totalement protégés par leur notoriété, était une manière de ne rien dire de sa propre lutte contre la vieillesse. Je lui avais posé la question : « Pourquoi un tel naufrage ? » Il m’avait répondu par une boutade : « C’est la mer. S’il y a naufrage, c’est toujours à cause de la mer. »

Les textes bouddhiques affirment que la vieillesse peut être aussi une apogée, comme un resplendissant coucher de soleil, le moment où l’on apporte les touches finales au travail de toute une vie. J’avais passé vingt ans à traduire de l’anglais des textes bouddhiques, et notamment ceux de Nichiren, un grand réformateur du XIIIe  siècle au Japon. J’ai retrouvé le numéro de téléphone de Michel, il n’avait pas changé. Et au terme de notre conversation, je lui ai demandé : « Je peux venir te voir ? » Il a eu cette réponse inattendue : « Ce serait charitable ». Du coup, je lui ai rendu visite tant que j’ai été autorisé par Françoise à le faire.

Mais je ne dirais pas qu’il s’était éloigné de la religion. Il a bien récité Nam Myoho Renge Kyo avec moi un jour pour me faire plaisir, mais quand j’ai suggéré qu’il recommence, il m’a dit « Mais j’ai déjà une religion ». Il a épousé Françoise en une chapelle catholique, Notre Dame du Haut, à Ronchamp construite par Le Corbusier et c’était un choix délibéré, pas seulement pour des raisons esthétiques.

 

G.L. Vous avez été très proche du galeriste Daniel Templon et de beaucoup d’artistes du XXe siècle. Aviez-vous des amitiés et relations en commun? Je pense notamment à Martin Barré…

 

  1. A.-L. Bien sûr, à commencer par Jean-Robert Arnaud et John Koenig, mais aussi James Guitet ou des peintres plus jeunes comme Kim Hamisky. Martin Barré, c’était une autre histoire. J’avais écrit dans Cimaise une des premières études sur son travail à une époque où il peignait à la bombe, en vaporisant des traces noires sur des toiles blanches. Martin était un personnage fascinant, exigeant par rapport à lui-même et ennemi de toute compromission. Bien que totalement abstrait, il avait voulu faire poser Lysa, la très jolie femme avec qui je vivais à l’époque. Il en avait tiré deux toiles étonnantes Lysa I et Lysa 2, deux triangles posés l’un sur l’autre (évocation d’une taille de guêpe ?) qui n’avaient en commun avec elle que la couleur café, celle de la robe qu’elle portait ce jour-là.

A propos de Daniel Templon, j’avais apporté à Michel Ragon  le livre que lui avait consacré Julie Verlaine Une histoire d’art contemporain.. Il m’avait dit l’avoir lu avec beaucoup d’intérêt. « « Mais ce qu’il y a de curieux, avait-il ajouté, c’est qu’elle parle de lui comme d’une institution et pas du tout comme du jeune homme que nous avons connu. »

 

  1. L. Y-a-t-il un moment avec lui ou une parole de lui qui vous a particulièrement marqué ?

 

  1. A.-L. Oui, le jour où il m’a dit qu’il avait rencontré un jeune fou et qu’il avait maintenant en face de lui un vieux sage. C’était un compliment très exagéré mais beaucoup plus agréable à entendre que s’il m’avait traité de vieux singe. Il avait toujours des mots très amusants. Je ne sais plus dans quelles circonstances il racontait qu’il était tombé du lit. « J’étais sur le tapis et je ne pouvais pas tomber plus bas ».

 

  1. L. S’il fallait le définir en quelques mots, que diriez-vous de lui ou de votre rencontre avec lui ?

 

  1. A.-L. C’était un grand ami dont la vision précise et malicieuse continuera à vivre longtemps dans ses très nombreux livres (de quoi remplir toute caisse de bouquiniste comme il en a tenu une sur les quais de la Seine, avant de la léguer à sa première femme anglaise, Sally). Et puisque Paul Eluard a eu cette belle phrase « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », je dirai que, dans ma vie riche en hasards, la rencontre avec Michel Ragon a été un magnifique rendez-vous.

 

Visuel Michelle Siboun