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Encore et toujours à la recherche de la beauté

Par Marc Albert-Levin Anachronique du flâneur N° 32

Deux points de vue sur l’oeuvre d’Anna Rank,

à l’occasion d’une résidence à la cité internationale des Arts et de 2 expositions à Paris :

Formes Ancestrales

Ambassade d’Uruguay

Du 15 mai au 28 juin 2024

Diversidades

Institut Cervantès

Du 16 mai au 3 juin 2024

 

Un réveil du sens de la beauté

 

Anna Rank entraîne les regardeurs de son œuvre dans un monde où tout n’est qu’harmonie, calme et sérénité. Si elle avait besoin d’illustres parrains, ce serait Gauguin pour les couples allongés sur la plage et Matisse pour la façon dont un seul trait parvient à épouser la forme d’un bras ou d’une jambe et à recréer la grâce d’un corps féminin.

Dessins, peintures, sculptures, les personnages qu’Anna Rank invente s’incarnent avec un égal bonheur dans le classicisme de ces modes d’expression.

En cherchant le mot qui pourrait le mieux définir le climat qui se dégage de ses créations je ne trouve que celui d’entrelacs. Entrelacs de deux corps qui s’enlacent jusqu’à ne plus en former qu’un. Entrelacs des membres noués d’un couple faisant écho à l’entrelacs des branches de l’arbre sous lequel il s’abrite.

Là où Anna Rank fait une œuvre fascinante et à mes yeux d’une grande originalité, c’est lorsqu’elle choisit pour thème ces êtres  mythologiques appelés Ciguapas.

 

C’est un emprunt à la mythologie de la République dominicaine, la partie Est de l’île baptisée Hispaniola par Christophe Colomb, partagée à l’Ouest avec sa sœur ennemie Haïti. Sur le thème des ciguapas, Anna a peint une série de 13 huiles sur toiles associant ces sirènes aux arbres sur lesquels elles s’appuient. En conférant à la peinture à l’huile les fines nuances d’un pastel, elle exprime avec délicatesse l’étroite symbiose entre la nature humaine et la nature végétale, l’inséparabilité d’une personne avec son environnement.

Je souhaite une longue vie au travail d’Anna Rank. Loin des modes et des provocations de l’art contemporain, elle continue à offrir des œuvres qui stimulent, chez ceux qui les regardent, le sens d’une rare beauté.

Le 21 juin 2024, jour de la Fête de la Musique

 

 

 

Ce petit texte m’a valu, le 22 juin, de la part d’Hélène Jacqz, la réponse suivante :

 

 

Anna Rank par Hélène Jacqz

http://www.annarank.info/ingles/

 

Hélène Jacqz. Cher Marc. J’ai lu avec attention et bonheur le texte que tu as consacré à l’œuvre de mon amie Anna dont tu découvres une partie plus importante grâce au portfolio qu’elle vient de te faire parvenir.

 

Marc Albert-Levin. Ce fut une très agréable découverte. Je n’avais vu que quelques œuvres d’elle  la Cité des Arts, lorsque tu avais voulu me faire connaître son travail il y a quelques années. Mais je n’avais pas saisi la cohérence de son parcours, ni l’étendue et la complexité de ses recherches. Comment l’as-tu rencontrée ?

 

Hélène Jacqz. Nous avons partagé cinq années de formation à New York dans les années 90. Nous avons dessiné et peint dans le même atelier, arpenté les musées et les galeries ensemble, dialogué des heures entières sur le rôle de l’art dans la société, sur les courants et les peintres que nous aimions ou découvrions.

 

Marc Albert-Levin. C’est l’amour de l’art qui vous rapprochait ?

 

Hélène Jacqz. Oui. Nous nous retrouvions dans une vision commune. Nous ne voulions établir aucune scission ni aucune hiérarchie dans l’histoire de l’art, entre les premières traces de l’expression artistique et l’art actuel. C’était à contre-courant en France comme aux USA, où toute l’histoire de l’art du XXe siècle est basée sur une idée de rupture à laquelle nous n’adhérions ni l’une ni l’autre.

 

Marc Albert-Levin. Pourtant vos œuvres semblent on ne peut plus dissemblables. Toi te lançant sans filet dans un corps à corps avec la toile, et proposant les traces d’une danse, d’une véritable transe gestuelle. Alors que la peinture d’Anna est on ne peut plus classique, soigneusement réfléchie et composée.

Hélène Jacqz. En effet. À propos de son travail, tu cites à juste titre Matisse et Gauguin, qu’Anna connait très bien pout les avoir beaucoup étudiés. Elle connait parfaitement la peinture moderne et contemporaine et elle a donné plusieurs conférences sur ce thème. Mais la filiation la plus importante la concernant, me semble être toute autre. Pour bien comprendre sa démarche, il faut connaître l’histoire de la peinture sud-américaine depuis les années 20. Elle a en particulier un lien étroit avec l' »école » de Joaquin Torres Garcia, originaire d’Uruguay comme elle.

 

Marc Albert-Levin. Ce J.T. Garcia est en effet considéré comme l’un des pères de la peinture sud-américaine. Il a longtemps vécu à Paris où il a connu Picasso, Michel Seuphor et Mondrian. Qu’a-t-il donc apporté de si important ?

 

Hélène Jacqz. Il a prôné un art humaniste, fondé sur une idée de construction universelle. Son « constructivisme » tire la leçon du cubisme tout en se distinguant de celui de Mondrian chez qui l’idée de construction conduit à une forme de perfection plus abstraite et moins humaine. C’est après son retour d’Europe que Torres a développé son travail et sa théorie. Il s’est aussi rapproché de la culture précolombienne. Il a revendiqué une « Ecole du Sud » qui  brandissait une carte de l’Amérique à l’envers, avec le Sud en haut et le Nord en bas.

 

Marc Albert-Levin. Anna est originaire d’Uruguay. Sa mère était peintre et élève de Torres Garcia, n’est-ce pas ?

 

Hélène Jacqz. Oui. Anna explique cela très bien elle-même sur son site.

 

Anna Rank.  Il est vrai  que mes parents ont étudié avec Torres-Garcia. Ils étaient tous deux artistes. Ma mère était peintre et mon père scénographe. J’ai eu l’occasion, étant enfant, d’être entourée par la fantaisie du théâtre et de la peinture. J’ai donc découvert l’École du Sud de l’intérieur.

 

Marc Albert-Levin. Comment êtes-vous venue à la peinture ?

 

Anna Rank. Au début, je ne voulais pas absolument pas être artiste comme mes parents. J’ai peint des constructions cachées, en utilisant principalement des triangles et des courbes en m’opposant à l’usage des lignes verticales et horizontales enseigné dans l’atelier Torres-Garcia.

 

Marc Albert-Levin. Pourtant, aujourd’hui, on perçoit bien dans votre travail une structure géométrique sous jacente, derrière la sensualité et la facilité des lignes et des traits. La géométrie reste importante pour vous ?

 

Anna Rank. Evidemment. La géométrie est l’échafaudage sur lequel l’œuvre se construit, que cela soit visible ou non. C’est tout aussi vrai dans une peinture figurative que dans une peinture géométrique. C’est ce qui structure le travail et ce qui le soutient. Mais l’exemple de Torre-Garcia m’a incitée à rechercher une géométrie plus organique, celle qui sous-tend la nature ou la figure humaine.

 

Marc Albert-Levin. Qu’est-ce qui t’a intéressé, Hélène, dans le travail d’Anna ?

 

Hélène Jacqz. Pour financer son Master of Fine Art, Anna travaillait au Bronx Museum of the Arts. Grâce à elle, j’ai pu découvrir de près la richesse et la diversité de l’art sud-américain assez peu connu en Europe. Il y a quand même quelques peintures de Torres dans la collection de Beaubourg. Et nous avons vu, à Paris, plusieurs expositions de Diego Rivera et de Frida Kahlo.

 

Marc Albert-Levin. Tu partageais aussi avec Anna, l’amour de l’art précolombien ?

 

Hélène Jacqz. Oui. À New-York, dans les années 90, j’ai aussi passé beaucoup de temps au Metropolitan Museum à admirer les collections d’art précolombien. C’était pour moi un concentré de paix et de vie, qui témoignait de la richesse d’une culture qui s’exprimait aussi dans la vie quotidienne par des poteries et des tissages d’une grande beauté.

 

Marc Albert-Levin. Mais qu’est-ce qui te touche dans le travail d’Anna, si différent du tien ?

 

Hélène Jacqz. Dès le début, j’ai beaucoup aimé le travail d’Anna. À l’époque, elle était essentiellement peintre et dessinatrice. J’y ai trouvé une beauté paisible, avec une grande économie de moyen et une grande capacité de synthèse. Sa palette sourde (à l’inverse de la mienne) m’a aussi touchée par sa simplicité et son efficacité. Sa touche légère et subtile contribue à amener de la lumière même lorsque les couleurs de sa palette sont dominées par des couleurs de terre (ocre, ocre rouge, gris colorés et bleu). Son dessin, concis, m’a touché pour les mêmes raisons et  révèle bien qui elle est. Son esprit ouvert est paisible et sa pensée profonde.

 

Marc Albert-Levin. Par la suite, comme toi, elle a donc quitté New-York. Tu es revenue en France et elle en Amérique latine ?

 

 

Hélène Jacqz. Oui. Elle s’est établie en Argentine, où elle a fondé une petite école d’art tout en continuant à approfondir son travail artistique. Elle s’est mise aussi à employer de nouveaux média, à utiliser de l’argile, du fil de fer, des néons. Elle a commencé à faire des installations. L’esprit n’a pas changé, elle reste fidèle à elle-même. Elle s’est de plus en plus éloignée de la peinture, peut-être lasse de l’avoir trop enseignée…

 

Marc Albert-Levin. Mais comment avez-vous pu rester en contact ?

 

Hélène Jacqz. Depuis dix ans, grâce à deux invitations à résidence à la Cité internationale des Arts, et à deux expositions à l’ambassade d’Uruguay, Anna a pu séjourner pendant plusieurs semaines à Paris. Nous avons eu le bonheur de nous retrouver et de poursuivre nos dialogues amicaux autour de l’art avec la même passion. Et aujourd’hui, Juin 2024, j’ai eu le plaisir de te retrouver avec elle Place Saint-Sulpice, au Marché de la Poésie.

 

Marc Albert-Levin. L’œuvre d’Anna Rank est un plaisir pour les yeux. Longue vie à sa peinture, sa sculpture, ses dessins, qui expriment parfois ce que les mots ne peuvent pas dire. Et bienvenue aux nouveaux média qu’elle emploie. Sans remplacer les moyens traditionnels, ils élargissent la palette de nos émotions. Ils réveillent le sentiment du beau, ingrédient indispensable à la joie de vivre.

 

Visuels :

Géométria Humana

Aluminium 200x160x0,5cm

Ronda Humana

Aluminium 170X350X0,5cm