La Chronique du flâneur N° 1
par Marc Albert-Levin
Pour un Parisien, les quais, ce ne sont pas ceux de New York dans le film rendu célèbre par Marlon Brando jouant le rôle d’un ancien boxeur amoureux de la sœur d’un homme assassiné par son frère, un docker mafieux, (On the Waterfronts, Elia Kazan, 1954) ; ou bien encore les quais de Port-au Prince en Haïti tels que se les remémore Sarah, une petite fille qui a grandi sous la terreur de Papa Doc (L’homme sur les Quais, Raoul Peck, 1960). Pour un Parisien, les quais, ce sont inévitablement ceux de la Seine. Et pour le petit Parisien que j’étais, à seize ans, les quais n’étaient pas seulement la rive gauche qui longe le fleuve, mais sa bordure de caisses peintes en vert sombre, les étalages des bouquinistes. C’était de véritables coffres aux trésors où des livres d’occasion, souvent recouverts de papier cellophane, proposaient mille lectures possibles à petits prix.
Marie de Clèves et
Charles d’Orléans
C’est dans une caisse de bouquiniste qu’au milieu des années 1950, j’avais découvert un petit livre sur papier ivoire, un recueil de poèmes de Charles d’Orléans :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie
Et s’est vêtu de broderie
De soleil luiyant, clair et beau.
Le prince de la nostalgie n’avait d’ailleurs pas écrit « luisant », comme on dit maintenant, mais luyant, comme on l’écrivait au XVe siècle. Luyant cela ressemblait pourtant beaucoup plus au soleil, c’était plus rayonnant et plus beau.
Resté vingt-cinq ans prisonnier des Anglais, parce que personne en France n’était disposé à payer sa rançon, Charles d’Orléans avait eu largement le temps de réfléchir aux saisons. Il écrivait encore:
Été est plaisant et gentil, …
Mais vous, Hiver, êtes trop plein
De neige, vent, pluie et grésil
On devrait vous bannir en exil !
Sans point flatter je parle plain
Hiver, vous n’êtes qu’un vilain !
Le petit livre sur papier ivoire avait une très jolie préface de Jean Tardieu (1903-1995). Je ne découvrirais que bien des années plus tard quel étonnant poète était Jean Tardieu lui-même. Ce fut à l’occasion d’un anniversaire, lorsque Emmanuel, un de mes neveux tout juste âgé de huit ans, récita « La môme néant » :
Quoi qu’a dit ? /
A dit rin
Quoi qu’a fait ?
A fait rin
A quoi qu’a pense ?
A pense à rin
Pourquoi qu’a dit rin ?
Pourquoi qu’a fait rin ?
Pourquoi qu’a pense à rin ?
A’ xiste pas.
L’ode au printemps de Charles d’Orléans, je me souviens l’avoir lue pour la première fois au square du Vert-Galant, celui que domine la statue équestre d’Henri IV, sur le Pont-Neuf.
J’étais à l’époque bien loin d’imaginer les vicissitudes qu’avait connues cette statue : d’abord commandée en Italie par Marie de Médicis, elle fit naufrage au large des côtes de Sardaigne avec le navire qui la transportait. Elle ne fut repêchée un an plus tard que pour être ensuite détruite pendant la Révolution. Elle fut enfin restaurée en 1818 par un sculpteur appelé Lemot. (François Lemot – 1772-1827). Raymond Hains, affichiste nouveau-réaliste avec qui j’étais très ami (j’avais écrit sur lui dans « Cimaise » en 1965 un article intitulé « Raymond l’abstrait, Grand Découvreur de la palissade »), aimait beaucoup ce sculpteur à cause de son patronyme : Lemot, un nom qu’il associait au début du titre d’un livre de Freud : « Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient. » Mais ceci est une autre histoire …
Revenons au poème de Charles d’Orléans : Aujourd’hui encore, il a pour moi le pouvoir de ressusciter ces premiers moments, dans l’adolescence, où je me suis senti libre de flâner, de me dorer la pilule au soleil, en ne levant le nez de mon livre que pour regarder des filles s’asseoir sur le rebord du quai, ôter leurs chaussettes et agiter dans le vide leurs jolies gambettes sous lesquelles coulait la Seine.
Michel Ragon
Mylène Vignon m’a demandé si j’aimerais parler des bouquinistes. Et j’ai pensé : quelle bonne idée ! Parce que des bouquinistes, il se trouve que j’en connais plusieurs, et non des moindres. Le plus illustre est sans doute Michel Ragon, qui est aussi le premier écrivain vivant que j’aie rencontré, alors que je n’avais pas encore vingt ans. A ce jour, en 2012, il a écrit 70 livres, autrement dit assez de bouquins pour occuper une bonne partie de la caisse d’un bouquiniste à lui tout seul. Bien que sans contact avec Ragon depuis des années, je lui avais téléphoné il y a peu, parce que je venais de découvrir son plus récent ouvrage « Ils se croyaient illustres et immortels » (Albin Michel 2011).
Dans ce livre, Michel Ragon dépeint l’inconcevable naufrage que fut la fin de vie de Clemenceau, Courbet, Descartes, Dumas, Lamartine, Le Corbusier et de Sagan, entre autres. J’avais été très touché par cette façon pudique qu’il avait eu de ne rien dire de la bataille qu’il mène inévitablement lui-même contre le grand âge. Et comme je savais qu’il avait été bouquiniste, j’ai saisi ce prétexte pour aller lui poser quelques questions.
– Michel, je sais que tu as fait mille petits boulots dans ta jeunesse, mais comment es-tu devenu bouquiniste ?
Michel Ragon
« J’avais 22 ou 23 ans, j’arrivais à Paris et je venais de Nantes. Je m’étais dit : « être bouquiniste, ce serait bien ». Je me suis renseigné à la Mairie de Paris et on m’a dit que pour obtenir le droit de tenir une caisse, il fallait être ancien combattant ou mutilé de guerre. J’ai fait valoir que j’étais pupille de la Nation, fils d’un militaire « mort au service de la patrie » et cela m’a été accordé.
– Et où se trouvait ta caisse ?
– Au début, dans un mauvais endroit, tout en haut, quai de la Tournelle. Ensuite, j’ai eu un meilleur emplacement, en face de l’école des Beaux Arts.
– Et tu vivais uniquement de ton commerce des livres ?
– Oui, tout en écrivant, pendant quelques années. Mais ensuite, c’est Sally, l’Anglaise avec qui j’étais marié à l’époque, qui tenait la caisse. Il y a même eu des articles de journaux qui parlaient de « l’Anglaise bouquiniste sur les quais de la Seine ».
– Et tu vendais des livres d’un type particulier ?
– Non, mais je ne vendais pas non plus n’importe quoi. Je me suis fait très vite un copain qui connaissait le métier mieux que moi et avec qui je faisais des échanges.
– Et on trouvait quoi dans ta boîte ?
– Des livres politiques, des ouvrages littéraires. C’était une bonne boîte ! (rires)
– Est-ce que tu as fait des rencontres intéressantes, sur les quais ?
– Beaucoup !
– Par exemple
– Un jeune écrivain berbère qui deviendrait célèbre : Kateb Yacine. Mais je crois qu’il venait plus pour voir Sally que moi. »
Une lecture hâtive de la biographie de Michel Ragon sur Wikipedia pourrait même faire croire que si, bien des années plus tard André Malraux l’a nommé conférencier pour le ministère des Affaires étrangères, c’est parce qu’il l’avait déjà rencontré alors qu’il était bouquiniste.
Mais nous avons laissé là le sujet des bouquinistes parce que j’ai demandé à Michel Ragon de me montrer un ouvrage rare, des poèmes qu’il avait écrits, illustrés par Hartung, Gilioli, Zao Wou-ki, Atlan, Guitet, ses grands amis de la première génération de grands peintres abstraits. Ce livre avait été édité par Jean-Robert Arnaud, le directeur de la Galerie Arnaud et fondateur de la revue « Cimaise ». Et nous n’avons pas pu résister à l’envie d’évoquer le thé fumé que nous allions boire chaque jour à cinq heures dans la petite arrière-boutique de sa galerie, rue du Four, à côté de la Poste, là où s’élaborait « Cimaise » avec John Koenig, Julien Alvard et Pierre Restany…
« Ce sont des livres qui se sont vendus très vite », m’a dit Michel Ragon, parce qu’à peine achetés, les gens jetaient les textes et encadraient les sérigraphies pour les revendre très chers ! »
Nous avons feuilleté ensemble ce coffret entoilé de très grand format édité par Arnaud. Et nous avons constaté que « Cosmopolites » les poèmes publiés par Bruno Durocher aux Editions « Caractères » en 1952, en faisaient partie aussi. Pourquoi me suis-je arrêté sur un poème intitulé « Congés payés » ? Parce qu’il me rappelait le Michel Ragon libertaire, l’auteur du « Dictionnaire de l’anarchie » publié par Albin Michel, en 2008, un livre que, dès sa parution, les anarchistes patentés ont conseillé de ne pas lire ? Non. Simplement parce que ce poème de sa jeunesse évoque une époque où les gens s’habillaient encore de manière différente à la ville et à la campagne :
Les petites cités au bord de la mer
où les Parisiens s’habillent en pêcheurs
et les pêcheurs en Parisiens …
Les petites cités à congés payés
où tous les week-ends les citadins regardent l’eau de la mer
qui regarde les citadins la regarder …
J’aime le poème où il écrit : « les menhirs ont été rendus au culte », et sa conclusion presque dadaïste :
Il n’y a plus de bonnes sœurs
Il n’y a plus de bonnes
Il n’y a plus de sœurs
Nous sommes tous frères.
Mon poème préféré reste « Cri rouge » inspiré par les peintures de son grand ami Atlan, celui qui lui fit aimer la peinture abstraite et le changea en chantre de ce nouveau langage pictural.
Je lui ai demandé :
– Tes deux grands amis, Martin Barré et James Guitet, qui avaient fait les Beaux Arts à Nantes et qui sont en même temps que toi « montés à Paris », est-ce qu’ils étaient déjà « abstraits » en arrivant ? – Non, c’est moi qui les ai entraînés. »
Et j’ai lu :
Terre accoucheuse de formes
Terre accoucheuse de vie
La glaise craque et s’écaille
et de la glaise fuse un cri.
Jacques Bisceglia
Le deuxième bouquiniste célèbre, ce n’est pas immobile devant sa caisse que je l’ai le plus souvent rencontré : c’est plutôt devant la grosse caisse ou la caisse claire des batteurs, dans les coulisses des clubs où s’écoute la musique de Jazz dont il est un amateur passionné. Il s’appelle Jacques Bisceglia. Sa caisse était (est toujours ?) située pas très loin du célèbre restaurant « La Tour d’argent ». Grand photographe de Jazz, complice et ami de nos idoles du free, Frank Wright, Noah Howard, Bobby Few, de l’Art Ensemble de Chicago.
Il est lui-même l’auteur d’un livre précieux intitulé « Black and White Fantasy » qu’il avait dédié, notamment, en 1985, au saxophoniste Marion Brown, au poète Leroy Bibbs et à la chanteuse Abbey Lincoln. Il mérite largement une chronique du flâneur à lui tout seul, mais en attendant, vous pouvez découvrir ses photos sur son site: http://www.jacquesbisceglia.com.
Amir Parsa
Troisième et dernier volet, par lequel j’aimerais clore cette longue flânerie sur les quais de la Seine : la rencontre d’un écrivain hors normes : Américain à Paris, Iranien à New York, il est l’auteur de plus de dix ouvrages publiés en français aux Editions « Caractères » : Amir Parsa.
Amir est né en 1968 à Téhéran. Sa famille est venue s’installer à Washington dix ans plus tard, au moment de la « révolution » iranienne. Mais à travers les errances géographiques, il y eut une constante dans son adolescence: les lycées français. Le français, langue d’asile ? Oui, même s’il ne s’agissait chez Amir Parsa que d’un « refuge » mental. A la différence d’écrivains comme Tristan Tzara, Beckett ou Ionesco, Amir, lui, n’a jamais émigré en France autrement que par la langue et la pensée.
La sortie de son dernier livre écrit en français « Fragment du cirque élastique de la révolution », le 12 juin 2010, avait donné lieu à une lecture déambulatoire riche en péripéties. Une trentaine de personnes, dont j’étais, suivaient dans les rues ce camelot d’un nouveau genre. Il distribuait généreusement aux passants des fragments de sa prose copiés sur des affichettes en carton. Quelques complices scandaient des fragments de son texte dans un haut-parleur. « Au beau milieu du voyage de la vie … » Parti des Editions Caractères (7, rue de l’Arbalète dans le 5e) le bruyant cortège, portant des Teeshirts sur lesquels des fragments de son texte étaient imprimés, a remonté derrière lui la rue Mouffetard. Puis s’est rendu aux Arènes de Lutèce, avant de descendre sur les quais de la Seine où a été filmé le dialogue d’Amir avec une bouquiniste sur l’avenir du livre. Sur le parvis de Notre-Dame, après que son éditeur et ardent supporter Nicole Gdalia, ait brandi le catalogue de « Paris en toutes lettres » au nez de la maréchaussée, il a fini par s’étaler, bras en croix au beau milieu de la foule des touristes ébahis. Autour de ce gisant, nos enfants distribuaient en français et en anglais ce message inquiétant : « Un poète est en train de se noyer. Qu’allez-vous faire pour le sauver ? »
Il y a chez Amir un désir de sortir de l’enfermement dans une seule langue, de s’exprimer par tous les moyens, y compris les plus nouvelles technologies. Les tout premiers i-pads venaient de sortir. Au même moment où étaient filmées ses interviews d’enfants aux arènes de Lutèce ou ses échanges avec certains voyageurs du métro parisien, ses comparses à New York filmaient des événements du même genre, en anglais. Les deux groupes échangeaient images et dialogues en temps réel. Point d’orgue de cette journée, dans le cadre de « Paris en toutes lettres » : L’arrivée au centre culturel du 104 de la rue d’Aubervilliers. Là, sur le grand écran d’une salle du 104, les images toutes fraiches des deux ballades, à Paris et à New York, agrandies, servirent de décor à de nouvelles gesticulations, déclamations du texte et improvisations. Grâce à i-pad, et à la participation active de ses amis français et américains, le poète Amir Parsa eut-il ce soir-là l’impression d’avoir été sauvé ?
Un moment important du parcours avait été la pause que la petite troupe avait fait devant la caisse d’une bouquiniste avec laquelle Amir avait eu une discussion animée, filmée et simultanément transmise par i-Pad à New York, avec évidemment la différence d’éclairage due au décalage horaire. J’ai donc demandé à Amir quelques précisions sur cet épisode.
Le commentaire d’Amir Parsa pour Saisons de Culture :
« Ce qu’il y a eu de très intéressant, dans ma rencontre avec cette bouquiniste, c’est que la veille de l’événement (Paris en toutes lettres) j’étais parti en mission de reconnaissance. J’ai marché le long des quais, regardé les gens, et décidé de me fier à mon instinct pour trouver à qui demander de participer à l’événement. Et je ne me suis pas trompé ! Je ne souviens plus très exactement de l’emplacement, mais c’était sur la rive gauche encore assez loin de Notre-Dame. C’était une femme charmante et quand je lui ai parlé de faire un arrêt devant sa caisse, elle a été tout de suite d’accord.
Le point clé, c’était de se servir des possibilités électroniques les plus récentes, d’écrire sur le iPAD (qui était arrivé en France seulement dix jours plus tôt – le 2 juin 2010) et de parler avec elle des possibilités nouvelles, par rapport au livre traditionnel, d’écrire avec le iPAD sur les quais. La question n’était pas de se demander ce qui était le mieux ou ce genre de considérations idiotes, mais de s’interroger sur les possibilités d’écriture que chaque genre procurait, et surtout, des tensions que cela créait pour des gens comme moi – nous – qui avions été élevés dans l’idée de la primauté de cette merveille, le livre en tant qu’objet physique, (avec ses limitations) et les merveilleuses possibilités de création littéraire dans le domaine électronique – quel défi cela représente pour les participants habituels : immédiateté de la distribution, par exemple, et les possibilités de corriger et de traduire immédiatement, que j’ai toutes utilisées.
Un autre point important: bien qu’il y avait un grand esprit de jeu, tout était également bien réfléchi théoriquement et articulé – avec des défis à la théorie et à la pratique littéraire – des cartes, bon, on parlera de ça une autre fois…
Naturellement, plus tard, dans la soirée, nous avons revu cette bouquiniste et une amie à elle au 104. C’était une totale surprise – le projet tout d’un coup qui se poursuivait tout seul… Je suis aussi devenu l’un des premiers adhérents à la page sur Facebook de ces bouquinistes et l’histoire se poursuit … »
Oui, l’histoire se poursuit, et l’écriture aussi.
Saisons de Culture le prouve qui entend cultiver la culture en toutes saisons !
Et par de nouveaux moyens, moins lourds que l’encre et le papier. L’encre et le papier coûtent cher. De sorte que ceux qui ont les moyens de les payer, les Editeurs, le font payer aux auteurs en leur imposant leurs préférences et désidérata multiples et variés. Il suffit de flâner sur le net pour savoir que cette époque est révolue. Bien sûr, dans la profusion des messages et images contradictoires à laquelle la simple possession d’un ordinateur vous donne accès, il y a à boire et à manger, et le risque de se noyer en perdant ce que nous avons de plus précieux dans la vie : notre temps. J’espère simplement que ceux qui m’auront suivi dans cette flânerie n’auront pas l’impression d’avoir totalement perdu le leur …
Au plaisir de refaire avec vous une autre flânerie,
Le 24 septembre 2012
Marc Albert-Levin