La première femme nue
Par Cybèle Air
Le livre de Christophe Bouquerel nous offre un étourdissant voyage au IVème siècle, du temps de Platon vieillissant jusqu’à la mort du bel Alexandre. Cette traversée de mille deux cents pages à la première personne, est portée par Phrynê, muse de Praxitèle, hétaïre, future égérie au XIXème siècle d’artistes de renom.
La lecture idéale du texte aurait pour cadre la mer Egée toute proche, ou les sentiers escarpés de Béotie, mais aussi Athènes, ou les abords de Cnide, qui accueillit l’Aphrodite aux seins nus, la première femme nue, dont il est question dans le texte. Cette culture grecque, cette naissance de la démocratie, en proie à ses contradictions rendues évidentes au IVème siècle, nous parlent au plus proche de nos racines : celles des mots, celles des tentatives élaborées par la philosophie pour inventer un ordre, et pour donner un sens à ce déferlement de l’existence qui roule de violences en excès, dans un tourbillon qui n’est pas que dansant et voluptueux, mais souvent dévastateur et mortifère. Nous touchons avec ce roman aux réalités de ce temps si intime à toute conscience occidentale. Sa parution en mai 2015 au moment même de l’annonce par les politiques d’une mise en cause, sinon d’un anéantissement, de la transmission des lettres grecques et latines, en fait une œuvre d’une actualité percutante.
Mais la lecture de ces pages denses, qui embrassent l’art, la politique, la stratégie militaire, la philosophie, la sexualité et la sociologie des mœurs, serait peut-être plus délectable encore, par des soirs pluvieux et froids, comme un monde précieux qui nous attendrait avant l’envol avec Morphê. Car il y est question aussi de la relation des hommes avec leurs divinités : Eros et Aphrodite, mais aussi Aphrodite et Adonis, versions grecques d’Anaïtis et Isodaïtès divinités achéménides, autres visages d’Isis et Osiris archétypes égyptiens, ou même de la grande Ishtar de l’antique Babylone. Le lecteur vit cette époque à travers la subjectivité et la chair de la belle Phrynê : ses convulsions et extases charnelles, comme les mouvements de dévastation et de quête du sens. Tout le cheminement de la belle hétaïre aspire à la reconnaissance des signes et de l’apaisement. Ce dialogue intérieur avec ses divinités face aux cercles de la violence, donne à ce panthéon une consistance existentielle inédite.
Nous vivons ces dieux, parce qu’au fond ils répondent, au détour des Mystères, des Rites et des Statues, aux mêmes interrogations que les nôtres, aux mêmes angoisses, dites depuis Aristote _ autre personnage du roman_ métaphysiques. Peut-être la révélation principale du roman consiste-t-elle à rendre manifeste l’homme dans son unité face à la Grande Déesse. Par-delà ses visages divers en Occident et en Orient, elle exprime l’unité et le lien profond, le pont entre les deux rives de la mer Egée. De Babylone à Sparte, en passant par Ephèse, Halicarnasse, Athènes et Thèbes, voici une lecture d’une irrésistible et brûlante actualité.
La première femme nue, Christophe Bouquerel
éditions Actes Sud, mai 2015
Prix Historia 2015 du Roman Historique
Sélection du Prix du Roman Historique
au Festival de Blois, octobre 2015