Regards

Abramovic où le pouvoir de transformation

Entretien avec Iris Alter

Avec une Interview auprès des visiteurs de la rétrospective au Royal Institute of Art (RA)

Depuis le début des années 70, j’ai vu des centaines d’expositions mais jamais n’avais-je été aussi profondément touchée, corps, âme et esprit, jamais ressenti une telle communion avec le public que lors de la rétrospective du travail de Marina Abramovic au Royal Institute of Art à Londres. J’ai donc décidé de partager cette experience extraordinaire et insoupçonnée par l’intermédiaire de mon vécu personnel et d’interviews improvisées avec les visiteurs.

MARINA ABRAMOVIC, SA VIE ET LE DEVENIR DE SON TRAVAIL DE PERFORMANCE

Marina Abramovic est la première femme artiste ayant droit à une rétrospective de 50 ans de travail exposé dans les galeries principales du Royal Institute of Art, institution d’art vénérable de Londres. Elle y boulevers complètement nos habitudes de spectateur/contemplateur en nous exponsant à la performance, la catégorie d’art la plus transformatrice pour le public. Elle nous touche profondément au niveau personnel, sans oublier la dimension sociale et politique.

Abramovic est la star mondiale de l’art de la performance, la forme d’art qui cherche à repousser les limites de l’abstraction et de la conceptualisation, à libérer l’art de sa dimension matérielle. Le corps de l’artiste, ses gestes, ses actions ou même sa simple présence deviennent l’unique support et médium. Le travail d’Abramovic a des qualités initiatiques et fondamentales et cherche la transcendance. Elle veut transmettre le savoir ancestral de l’humanité, le communiquer sans mots, comme un symbole primitif, universel qui appartient à l’inconscient collectif.

Son travail fonctionne comme un catalyseur ou un ferment qui déclenche une transformation de par sa seule présence. En explorant ses limites physiques et mentales, en transgressant la peur et la douleur, elle libère des flux d’énergies, crée des liens inattendus entre l’oeuvre, l’artiste performeur et le public. Le public est transformé en acteur et se voit obligé de prendre des décisions, des risques, de s’exposer, de lâcher prise, d’être prêt à l’émotion, à la prise de conscience et à la transformation.

Sa mission est de propulser l’art de la performance de la périphérie de la scène au centre de l’interêt et elle l’accomplit avec brio. En 2010, sa performance « THE ARTISTE IS HERE » au MOMA à New York attire plus de 850.000 visiteurs, dont certains prêt à dormir devant le musée pour y participer. Elle brise ainsi tous les records d’un artiste vivant. Pendant trois mois, elle passe huit heures par jour assise en silence et immobile dans un fauteuilen face à un autre fauteuil vide sur lequel peut s’assoir n’importe quel spectateur autant de temps qu’il le souhaite. Il en résulte un échange d’énergie, un dialogue sans mot, un partage d’humanité et de proximité, un voyage au centre de l’inconscient, un changement de perspective sur l’immatérialité et le calme, une occupation de l’espace par le mental au lieu du physique et de l’action, une autre façon d’être en communion spirituelle.

Quelles sont les raisons de l’attirance magnétique et électrisante de sa personne et de son travail? Son enfance semble y jouer un rôle clé. Née en 1946 à Belgrade, fille de deux combattants partisans communistes hautement décorés, l’enfant fragile est placée chez sa grand-mère jusqu’à l’âge de six ans. Le vécu très religieux et spirituel de sa grand-mère laissera un vestige palpable sur l’artiste. De retour chez les parents, Marina est livrée à une éducation très étriquée, quasi-militaire. Sa mère mène un régime strict, angoissant et semé de punitions physiques. Son père, devenu général dans l’armée communiste, est souvent absent ou en conflit ouvert avec son épouse. Il quitte la famille pour de bon quand elle a dix-sept ans. Dans ces circonstances contraignantes et malheureuses d’un côté mais aidé par une spiritualité salvatrice de l’autre, elle trouve l’art comme seul échappatoire. Grâce au travail de sa mère qui est employée par le ministère de la Culture , elle a la chance d’y être exposée dès son plus jeune âge. Marina accompagne sa mère aux expositions, même à la Biennale de Venise, et reçoit tôt des cours de peinture à domicile car son talent artistique est évident. Après l’école elle entame des études de peinture à l’école des Beaux Arts de Belgrade. Elle penche rapidement vers l’abstraction, puis au fil des rencontres, vers l’art conceptuel. Elle expose son premier travail immatériel en 1971 et sa première performance est montrée en 1973 au Festival d’Edimbourg, qui devient alors le lieu digne pour démarrer une longue carrière d’artiste de performance. Elle quitte son pays en 1976 pour une vie de vagabonde et sans moyens avec son nouveau compagnon et collaborateur Ulay, artiste allemand aux recherches artistiques similaires. Elle quitte non seulement sa vie antérieure mais crée et recrée sans cesse des nouvelles situations et espaces de vie alternatifs, tels des bulles éphémères qu’elle veut habiter avec ses spectateurs qui deviennent protagonistes de ses performances. Elle ne réalise jamais de projets qui lui semblent agréables mais choisit toujours ce que lui fait peur. Elle progresse en testant ses limites, constamment en mouvement. Briser le tabou du caractère éphémère de l’art de la performance devient un élément constitutif de son travail. La plupart des performances de l’époque sont mal documentées, déjà très tôt dans son travail Abramovic s’applique de filmer et bien documenter son travail. Plus tard elle crée une école de performance pour transmettre ses méthodes. Elle veut ainsi faire vivre son travail dans la durée, l’immortaliser.

 

VIVRE LA PERFORMANCE IMPONDERABILIA

La rétrospective propose des performances participatives différentes tous les jours, recrées par les élèves de Marina. Le jour de ma visite, j’ai pu participer à une performance nommée IMPONDERABILIA. Elle est introduite sans être annoncée par une procession théâtrale de six personnes qui marchent à pas mesurés les uns derrière les autres, jusqu’au seuil de la salle prochaine. Les deux premiers, une femme et un homme portant des chemises blanches de laboratoire, sont déshabillés par les quatres autres. Les deux performeurs nus, à l’origine Abramovic et Ulay, aujourd’hui les élèves d’Abramovic, se positionnent ensuite pour former un portail bien étroit avec leurs corps, portail par lequel il faut passer pour accéder à la prochaine salle de l’exposition. Il est possible de contourner ce portail par un autre chemin sur le côté.
La marche arrière n’étant pas une option, tout le monde est obligé de choisir sans trop d’hésitation entre le passage au milieu des corps ou bien son contournement. Une certaine perplexité, agitation et inquiétude mais aussi une curiosité règne dans l’air. La décision est troublante, le passage étant angoissant ou excitant, pour le moins chargé d’émotion. Le temps presse. Aussitôt que la première personne s’avance marche vers les artistes,une file se construit rapidement.

Comme je suis parmi les premiers dans la file, le temps pour une préparation mentale s’avère trop court. C’est à mon tour et je me rends compte qu’une deuxième décision s’impose de toute urgence: l’étroitesse du passage nécessite que l’on se tourne vers le côté. Mais vers quel côté se tourner, vers la femme ou vers l’homme? Aquelle partie du corps nu de l’artiste mon corps va-t’il se frotter ? Et qui regarder dans les yeux ? Trop tard, il faut y aller. La décision se fait alors de façon instinctive. Au moment du passage, je perds un peu la notion du temps. Entre l’impression d’un moment fugitif qui ne laisse pas le temps de goûter à l’experience et une petite éternité de fragilité et d’insécurité le temps semble suspendu. J’essaie de ne pas trop embêter les artistes, de ne pas marcher sur leurs pieds nus avec mes bottes d’hiver, de ne pas rentrer mon sac dans leurs corps, de sentir mes émotions… J’en sors un peu épuisée mais fortifiée et contente d’avoir fait face au défi. Je sens que j’ai vécu un moment hors du commun, je me sens à fleur de peau, je sens la proximité avec les autres qui sortent du passage, qui s’arrêtent, parfois médusés ou qui discutent entre eux. Oui, je me sens transformée en quelque sorte, sans autant en être capable d’analyser ce qui s’est passé et de mettre des mots sur le phénomène. C’est quelque chose de plus profond, de précieux, de joyeux, une exaltation, mais inexplicable. Je pense à la définition du mot IMPONDERABILIA, un phénomène imprévisible que l’on ne peut apprécier, évaluer, mesurer exactement. C’est la description de ce qui m’arrive. J’ai l’impression de vivre une épiphanie, une manifestation d’une réalité cachée, d’une prise de conscience soudaine et lumineuse. Je le sens, mais je ne comprends pas. Intriguée par ce résultat inattendu je me tourne vers les autres qui passent et qui ressortent. J’ai l’impression qu’eux aussi sont touchés. Je me sens proche d’eux, je ressens une certaine communion de la communauté des passeurs.

L’INTERVIEW DES VISITEURS

LA DÉMARCHE
Inspirée par cette proximité, l’idée me vient d’improviser une interview d’exploration du ressenti des visiteurs pour mon article. Mes observations ne sont ni représentatives ni objectives, mais plutôt une collection d’impressions. J’espère ainsi mieux faire vivre la performance chez le lecteur, et en même temps valider ou relativiser mes propres idées. J’essaie d’aborder des personnes aux profils variés, que ce soit l’âge, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, les codes vestimentaire etc. A l’exception de deux personnes d’un groupe de quatre, tout le monde est d’accord pour partager leurs impressions avec moi. Consciente du caractère frontal et intime de mon enquête, j’essaie de bien expliquer ma démarche, d’y aller à tâtons et de montrer le maximum de respect et de compréhension pour encourager la participation. Je trouve une ouverture inespérée chez la plupart des personnes.

LA PROXIMITÉ
Presque tout le monde a des commentaires par rapport à la proximité aux artistes, au moins dans le sens de la distance physique souhaitable à autrui. Presque tous sont d’accord pour dire que l’étroitesse du passage est troublante  et rime presque avec un manque de respect pour les artistes. La distance physique nous procurant une zone de confort, même si elle est inconsciente et varie avec le contexte culturel, une trop grande proximité est tabou et entrave sur notre bien-être. Le trouble ressenti ouvre alors une porte à une prise de conscience permettant de repenser la relation à l’autre, ainsi que les exigences par rapport à sa propre zone de confort.
Les conventions de distance pouvant varier avec le contexte culturel, je décide d’interviewer des personnes d’origine asiatique pour tester l’hypothèse. Les personnes interrogées avaient choisies d’éviter le passage justement parce qu’elles trouvaient l’idée de violer la sphère hautement personnelle et intime des artistes insupportable, malgré le fait que c’était leur libre choix. Elles insistent pour affirmer que leur ressenti n’a rien à voir avec leur culture d’origine.

LA PARTICIPATION ET LA DIMENSION SOCIALE
Devenir participant voir protagoniste dans cette performance est perçu de manière positive. Elle va de la simple curiosité jusqu’à la fierté de jouer un rôle important dans cette aventure artistique et humaine, d’avoir dépassé ses gênes et angoisses.  L’art de la performance, souvent incompris et en conséquence rarement qualifié d’art par le grand public, devient plus palpable, plus compréhensible et peut ainsi déclencher des réflexions et émotions. L’insécurité, la tension ou l’hésitation avant le passage peut être transformées en fierté, satisfaction, voir en empathie et en communion.
Mais il y a aussi ceux qui se posent des questions sur leur image auprès des autres participants. Ils s’inquiétent d’être jugés pour transgression de tabous en public, ont l’impression d’être exposés comme lors d’un défilé de mode. Le ressentiment d’une pression de groupe injuste qui les forcerait de participer malgré eux est probablement la réaction la plus négative des personnes interogées.
La plupart des participants vivent l’expérience plutôt comme aventure, intéressante, amusante, éducative et touchante, permettant une plus grande ouverture aux autres, voire une prise de conscience. Beaucoup de personnes s’arrêtent un moment après le passage, pour penser, discuter avec les autres, essayer d’analyser la signification de leur vécu.

LA DIMENSION SEXUÉE
Sans surprise, le connotation sexuelle d’un passage extrêmement étroit entre les artistes nus et inconnus en plein public préoccupent presque tous les participants. Au début ils sont plus ou moins gênés par mes questions, mais une fois la glace brisée ils font preuve d’une franchise insoupçonnée. La gêne est palpable au niveau intime: comment vivre les attouchements inévitables des parties intimes des artistes, comment digérer la comparaison de son propre corps perçu comme imparfait aux corps immaculés des jeunes artistes ? Un monsieur âgé se demande comment les artistes vivent le passage de son vieux corps corpulent et usé. Avait-il le droit de leur infliger son passage ? Fallait-il se sentir déprimé par l’état de son propre corps?  Après son passage, il est fier de son courage, soulagé, prêt à blaguer et même à fantasmer.

La dimension sociale n’est pas négligeable non plus. Comment vivre le regard des autres pendant et après l’experience ? Comment ne pas ressentir le poids d’une pression sociale par rapport à la gêne, à l’insécurité, la pudeur, l’excitation, les complexes … faut-il cacher ses émotions et si oui, comment?

Une complication à laquelle je n’avait pas pensé auparavant existe pour des participants de la communauté LGBT. J’ai de la chance de pouvoir parler à deux personnes qui affichent clairement leur appartenance par un code vestimentaire très élaboré et distingué. Elles se déplacent solennellement en groupe de quatre. Au début je ne suis pas sûre d’avoir le courage de les aborder. Ma proposition d’un entretien en fait fuir deux des quatre, qui n’avaient pas participé à la performance justement. La nécessité de décider vers qui tourner, la femme ou l’homme, était un défi de taille, presque impossible, justement parce que l’identification de leur propre positionnement de genre s’avérait compliqué. Je les sens hautement sensibles et empathiques, et en même temps fragiles et inquièts face à mes questions. Pourtant au fil de notre conversation, cette inquiétude disparaît complètement et les personnes se montrent d’une franchise extraordinaire. Elle percoivent surement que je les accepte, que je les prend au sérieux.

 

Je sors de ces entretiens joyeuse. Je me réjouis du sentiment d’une proximité partagée et l’impression d’avoir beaucoup appris sur le respect mutuel. L‘art de la performance n’a pas fini de me surprendre.