Anselm Kiefer pour Paul Celan
Par Iris Alter
Anselm Kiefer pour Paul Celan
Par Iris Alter
Le Grand Palais Ephémère a accueilli une exposition spectaculaire et hors norme, qui semble venir d’un autre monde. L’œuvre de Kiefer pour Celan est surdimensionnée, radicale et apocalyptique, et pourtant elle est poétique et incarne la promesse d’un renouveau. Elle nous fait vivre l’expérience abyssale de notre condition humaine. On se sent fragilisé mais on en sort émerveillé.
La démesure du lieu, son caractère brut et provisoire est en parfait diapason avec d’un côté les gigantesques toiles et sculptures de Kiefer et de l’autre les incroyables débauches de la Shoah thématisées par Celan – un traumatisme qui les ronge tous deux, poète et plasticien. En entrant dans la pénombre du ventre du Grand Palais Éphémère qui se dresse tel un fossile énorme avec ses ossatures organiques en bois entre la Tour Eiffel et l’École Militaire, j’étais immédiatement à fleur de peau.
Né en Roumanie en 1920 au sein d’une famille juive ashkénaze de langue allemande, Paul Celan, poète et traducteur, a vécu les horreurs des camps nazis et y a perdu ses parents. La mort, le néant, la solitude, le désespoir, il les a traversés et en témoigne dans sa poésie à travers une langue cryptée et fracturée. Son œuvre est à la fois morale et esthétique, implacable dans l’accusation de la culture et de la langue allemande qui est pourtant sa langue maternelle, un conflit permanent. Pour y échapper, il s’installe à Paris. Il finira par s’y suicider en 1970.
Anselm Kiefer est né en 1945 dans une Allemagne lourde de culpabilité, détruite, démoralisée, chaotique. Il grandit parmi les décombres, motif récurrent dans son œuvre, qui deviendront pour lui le symbole d’un départ nouveau. Il fait partie de la première génération de l’après-guerre qui porte, malgré elle, le fardeau de l’histoire et qui est en même temps assujettie à la loi du silence dans une société qui veut surtout oublier. Très tôt, il lit la poésie de Celan et devient un acteur important du mouvement de réflexion critique qui veut briser le silence sur les tabous en Allemagne. Au fil du temps, Kiefer développe dans son travail un besoin presque obsessionnel de traduire le monde du poète avec les moyens du plasticien. Il transforme ses poèmes en toiles, en sculptures, en assemblages et leur donne de nom de ses poèmes. Il dit vouloir prendre l’histoire et la former comme de la terre, transformer le temps géologique en temps cosmique, porter la poésie aux étoiles. Dans son travail il réunit la perspective du plasticien, de l’historien, du philosophe et du poète. Son côté intellectuel m’a beaucoup impressionné dans un entretien avec lui en 2007.
Ses toiles sont d’une taille rarement vue auparavant, même après son exposition qui a inauguré la Monumenta au Grand Palais en 2007. Il les présente sur des roulettes comme dans un atelier, presque furtivement. Il les travaille en émulsion, acrylique, huile, gomme-laque, résine, plomb, verre, fils de fer, bois brûlé. Il y colle des plantes et y fixe des objets d’usages étonnants. Il se sert de la craie pour y inscrire les titres ou pour citer des poèmes de Celan. Avec ces outils aux valeurs symboliques, il construit une matière impressionnante qu’il traite comme un sculpteur et met ainsi efficacement en scène l’immensité de ses thématiques. Les plantes séchées, les fougères, les pavots, les roses, les pailles- tous semblent venir de la nuit des temps. Ils sont vivants mais archaïques, et pourtant éphémères. Les énormes objets collés ou fixés sur ses toiles – un bateau, un caddie remplie de charbon,…, ont un caractère presque bucolique. Les collages de vêtements symbolisant les disparus dans les camps de la mort sont remplis d’épis dorés. Est-ce l’espoir d’un renouveau meilleur?
A la fin de l’exposition, l’aperçu de l’atelier de Kiefer, plus exactement de l’endroit où il garde ses matériaux, est original et impressionnant. Des étagères géantes arrangées en U devant les vitres qui laissent entrevoir la Tour Eiffel sont remplis d’un capharnaüm d’objets, qu’on retrouve dans ses collages. On y voit des fleurs séchées, des tiges, des fils de fer, des éclats de verre, des robes de femmes en sculpture surmontées de végétation, rangés dans des tablettes en métal, mais aussi un tas d’objets insolites qui ont tous un vécu visible.
Pourquoi vouloir cette exposition explicitement consacrée à Paul Celan après toutes ces années de dialogue avec ses poèmes? Interrogé Kiefer parle du danger de l’oubli au moment même où les derniers survivants de la Shoah disparaissent. Il veut garder la mémoire intacte pour éviter que l’histoire se répète. Ainsi, les bunkers souvent thématisée dans ses toiles sont des mémoriaux contre l’oubli aussi bien que la sculpture taille nature du bunker dans un cage de verre où sortent des pavots de chaque fissure ou encore l’avion en plomb dont les ailes sont chargées de livres et des pavots.
Les similitudes entre sa biographie et celle de Celan, qu’il n’a pourtant jamais rencontré, pourrait en être l’autre raison. Comme lui, il est en permanence en conflit avec ses origines. Comme lui il porte les séquelles de la Shoah, tel le revers d’une médaille. Comme lui il quitte son pays pour vivre en France, à Croissy et à Barjac, et ressent une appartenance à deux cultures. Un artiste à suivre d’urgence.