Aux Frontières de l’Humain
Par Iris Alter
Changement de paradigme ? Quel est le narratif des expositions d‘art contemporain ?
PANTA RHEI, « tout est constamment en métamorphose”. C’est ce que le philosophe grec Heraklit formulait déjà il y a 2700 ans. Les bouleversements multiples de notre monde actuel indiquent-t ’-il un changement de paradigme qui va au-delà de ses transformations perpétuelles ? Crise écologique, économique, sociale et sanitaire…notre monde tel qu’on le connaît est-il en train de se „défaire“ ? Sommes-nous à un moment charnier où notre propre existence sur la planète est en jeu ? Quelle perception les artistes contemporains nous dévoilent-ils dans leur travail ?
Cette année j’ai visité huit expositions internationales à Paris, Montpellier, Londres, New York, Venise et finalement la documenta à Kassel en Allemagne afin d’essayer de décortiquer leur ressenti, tantôt pessimiste et alarmant tantôt onirique, ludique et rayonnant d‘espoir et d’encouragement d’un monde meilleur.
J’ai l’impression qu’une prise de conscience de la gravité des problématiques planétaires, est bien présente dans les expositions visitées. La crise écologique ainsi que le développement de l‘espèce humaine et sa place dans la création, occupent sans surprise une place importante. L’homme comme acteur principal dans la genèse de ses propres crises et sa perte de contrôle entre une nature déréglée et une émancipation possible de sa technologie est un sujet de poids. L’homme en quête d’immortalité, jouant des possibilités de ses propres manipulations, de la réalité altérée à la réalité augmentée y est tout aussi important.
Les perceptions optimistes, par exemple l’engagement militant pour un monde meilleur ou une vision ludique et onirique du monde actuel, y sont plutôt minoritaires. Mais quand elles existent elle donnent de l’espoir et elles font du bien par leur légèreté parmi tant d’œuvres alarmistes.
La peinture est une discipline qui affirme sa place. La tendance est plutôt à l’abstraction. Elle oscille entre la recherche d’émotions pures dépassant les formes et les mots, et l’expression de la confusion, du sentiment d’impuissance, de rejet et de l’absence d’intérêt sociétal. Une plus grande représentativité d’artistes femmes et d’artistes des pays du Grand Sud sont certainement les bienvenus. Le rôle de l’artiste et son œuvre est également mis en question.
–La 59e Biennale de Venise qui propose très majoritairement des artistes femme et des artistes venus des pays du Grand Sud, présente une exposition plutôt joyeuse, onirique et ludique malgré un nombre d’artistes thématisant des problématiques planétaires telles que le réchauffement climatique ou l’impact de la colonisation sur les pays du sud. Cette approche positive est aussi reflétée dans le thème de cette année : « Le lait des rêves ». Il s’agit du titre d’un livre pour enfants de Leonora Carrington dans lequel l’artiste surréaliste imagine un monde magique réinventé sans cesse, où toutes les transformations sont permises pour réinventer un autre soi.
Ce voyage imaginaire, poétique et surréaliste représente l’exemple même d’une thématique retrouvée à répétition dans des expositions diverses et variées : la métamorphose du corps humain, modulable et hybridé, ouvert à un autre soi, en quête d’immortalité. Les relations de l’homme au monde qui l’entoure ainsi que la vision de son propre développement futur. Trois pistes se détachent : les relations de l’être humain à la terre, la flore et la faune, ses relations à la technologie ainsi que ses relations à son propre corps et ses métamorphoses. A Venise, l’interprétation de la thématique est majoritairement optimiste.
– Depuis 1932 la Biennale du Whitney Museum of American Art à New York reflète le paysage artistique américain de son temps. L’édition 2022, la première depuis le Covid, est intitulée « Quiet as it’s Kept » et consacre une attention particulière aux conséquences de la pandémie. Elle s’intéresse à la perception relative et très personnelle du temps qui passe. Il semble comprimé, dilaté, suspendu et flou, résultant d’un monde précaire, improvisé, parfois déstabilisant. Dépourvu des possibilités de divertissements habituels, on y devient témoin d’une intensité accrue de la vie et d’une quête de sens. La polarisation croissante de nos sociétés que la pandémie a révélé et accentué traverse l’exposition tel un fil rouge invisible. A travers son installation impressionnante de panneaux digitaux La Horda par exemple, l’artiste Mexicain Andrew Roberts parle d’un nouveau type d’esclavage aggravé par la pandémie. Ses panneaux montrent les visages animés, de travailleurs précaires transformés en zombies effrayants vêtus de t-shirts marqués Apple, Amazon et autres géants de l’économie de plateforme, qui murmurent de façon monotone et incompréhensible, comme des robots.
La présence d’un nombre important d’œuvres abstraites laisse planer une certaine ambivalence : d’un côté il y a la confusion et le sentiment d’impuissance face aux complexités et problématiques multiples de notre époque qui nous laissent sans moyen d’interprétation intellectuelle mais produisent des émotions qui sont captées par l’abstractions. De l’autre côté l’abstraction offre un vaste champs de possibilités qui permettent de créer, de partager mais aussi de dissimuler ou de refouler. L’abstraction peut être vu comme une forme d‘évasion et incompréhension ou bien d’émotion pure face à notre perplexité. On pourrait d’ailleurs appliquer la même réflexion à la Biennale de Venise qui invente un monde onirique alternatif tel un lueur d’espoir ou bien pour échapper au monde réel et troublant.
– La documenta à Kassel en Allemagne est une exposition internationale et multidisciplinaire, organisée tous les cinq ans depuis 1955 et dont le but est de donner un forum à la création contemporain. Avec la Biennale de Venise elle est une des plus grandes manifestations d’art contemporain au monde.
Cette édition change complètement de registre. Pour la première fois c’est un collectif d’artistes, ”ruan grupa”, qui est en charge de la direction artistique. De nationalité indonésienne, ce collectif met l’accent sur la mise en valeur de l’art venu du grand sud et négligé sur la scène internationale pendant longtemps. Le collectif présente un tout nouveau concept basé sur les valeurs et idées de “lumbung », le mot indonésien pour un entrepôt de riz où la récolte de chacun est destinée au bien de toute la communauté. La collaboration, le travail commun, vivre et passer du temps ensemble priment sur l’œuvre et la contribution individuelle. L’idée de l’artiste star est complètement rejetée. En réponse à la polarisation et l’injustice du le monde ainsi que l’utilisation égoïste et irresponsable des ressources de la planète, cette approche vise à montrer qu’un autre monde est possible, un monde où les valeurs de solidarité et responsabilité sont respectées. Un bon nombre de travaux collectifs y sont présentés et le temps passé ensemble des artistes sur place est célébré. Malheureusement l’exposition est entachée par quelques œuvres aux connotations antisémites.
– Our Time on Earth, une exposition immersive et interactive au Barbican Centre à Londres, parle de la crise climatique et de la place et responsabilité de l’être humain sur la planète. Les artistes se servent en majorité des nouvelles technologies en intégrant les dernières recherches sur la nature. Leur but est de rendre visible un phénomène vital qui pourtant semble souvent passer inaperçu : l’interdépendance de la vie commune des espèces sur terre. Il n‘y a pas de place à part hors de la nature pour l’être humain qui a exploité sans scrupule le reste des créations terrestres. Il est primordial et urgent pour sa survie que l’homme repense son rôle en harmonie avec les autres espèces de la planète, flore et faune, et qu’il agisse en conséquence. L’attitude respectueuse des peuples autochtones pourrait servir d’inspiration. Les diverses manifestations de compréhension et de respect pour la nature portent tous un message d’espoir et d’encouragement à la réflexion sur notre contribution et mobilisation individuelle. Les exemples montrés sont concrets et motivants, une exposition qui contribue à la prise de conscience sans moralisation en utilisant la technologie pour nous rapprocher de la nature.
– Une toute autre approche était palpable dans deux expositions parallèles qui étaient récemment montrées au Musée de l’homme. L’artiste français né à Belgrade Enki Bilal était invité en écho à l’exposition « Aux frontières de l’humain ». Cette dernière explorait le développement de l’espèce humaine, ses relations avec les animaux et la technologie, allant du point de vue scientifique aux réflexions philosophiques. Les images incroyablement réalistes des corps réparés, altérés et augmentés ainsi que ses images d’hybridation du corps humain avec des animaux, des machines et des résultats de ses interventions au stade prénatal sont bluffantes voire parfois inquiétantes.
– De son côté, Enki Bilal ne cesse jamais de repousser les frontières dans son travail, développant des scénarios dystopiques et de science fictions. Dans ses dessins, toiles et extraits de film, il explore les confins de l’évolution humaine y déclinant une variété d’hybridations et de développement de notre espèce : humains-animaux, humains-machines, humains-mutants, humains reconstruits, humains immortels. L’homme est souvent décrit comme victime de ses propres actions, sa mémoire s’affaibli au dépend de ses algorithmes qui commencent à le dominer. Un bug mo Dialog met en danger l’existence même de notre espèce. Il voit le monde à un moment charnier de son évolution, avec seulement quelques années pour changer de cap. Son travail dégage une atmosphère qui intrigue, inquiète, effraie mais qui attire aussi par la grande beauté et sensualité de son exécution plastique.
– Enfin le thème de l’hybridation de l’humain avec l’animal et le végétal est aussi à voir dans l’exposition de l’artiste belge Berlinde de Bruckère au MO.CO Montpellier. Ses peintures, dessins et sculptures sont d’une étrangeté saisissante et s’intéressent aux thèmes d’exploitation de l’animal et de l’homme par l’homme. Ses sculptures sont souvent travaillées à l’aide de cuir et de cire. L’exposition dégage un sentiment de tristesse pesante.
– C’est également à Montpellier au MO.CO Panacée, au milieu d’une exposition de céramique, que l’artiste allemande Anne Wenzel présente un espace clos pour son installation immersive, sombre et angoissante SILENT LANDSCAPE, inspirée par l‘ouragan Katarina en 2005. Le visiteur se trouve presque coincé au milieu d’une forêt noire dégoulinante peinte sur les murs du plafond au sol à encre de Chine et un comptoir au milieu de la salle qui laisse tout juste la place de circuler. Sur le comptoir une forêt en céramique noir, comme en écho aux murs où la forêt meurt. Des arbres d’abord intacts sont progressivement pourris, cassés et tombés. L‘homme ne peut pas échapper aux conséquences de ses actions sur la planète, la nature est en détresse. On en sort avec la chair de poule.