Regards

Chronique n° 11 d’Alain Pusel

France, Allemagne, année zéro

Une passante, dans cette ambiance de décembre, marche devant moi, à vive allure.

Une jupe noire qui ondule, vaguelettes, frisotis – une élégance. Des cheveux blonds, en échappée, sur le côté et sur le front. Elle accélère, demoiselle pressée.

Je bascule.

Trottoir de Hambourg, jupe noire, escarpins qui rutilent, des yeux verts, un rire clair.

Birgit ? Inge ? Ilse…

Jeune femme allemande abordée dans un vernissage, à Paris.  Peintre à la mode. Exposition oubliée.

Mais pas sa lumière à elle. Embarquement d’hiver. Ville du nord, premier port d‘Allemagne.

Impressionnant estuaire, avec l’Elbe qui roule vers la mer.

Vagues et roulis. Tankers et chalutiers immenses.

Le vent souffle en rafale dans ses cheveux. Nous rentrons dans son petit studio.

Soudain, comme un vol de mouettes, une dispute. La native me dit que les mots que j’emploie ne veulent rien dire, que ce sont des bêtises. Les mots des philosophes des bêtises ? Je lui oppose la logique des « die Begriffe », des concepts, des mots forgés dans l’atelier de la raison. Elle ne veut rien entendre, elle s’entête, elle s’énerve. Les philosophes sont bien des insensés. Et je suis bien « verrückt » de croire tout cela.

Les mots de la langue. Les maux des fragments amoureux. Les allers-et-retours du premier départ.

Le calme sera revenu. Je la laisserai plus tard à la porte du restaurant où elle travaille. Je marcherai jusque tard dans la nuit. Foule nombreuse, jeunes femmes blondes rieuses, éparses, propos attrapés au vol, confidences, pointe des accents nocturne.

Dérive dans la nuit, bain de langue.

Il y avait eu aussi des rencontres sur le bord du Neckar : Heidelberg, Tübingen, villes étudiantes, soirées au vin blanc sous le signe des romantiques allemands.

La lente descente dans les soubassements du concept et de la poésie. Hölderlin officiellement déclaré « verrückt » et qui durant trente longues années, écrira dans une tour, sous un pseudonyme, des phrases privées de toute signification -semble-t-il. (1) Un autre nom pour une autre langue. (2)

Qu’est – ce qu’une langue aux oreilles d’un enfant ? Comment ces tintinnabulations forment-elles son oreille secrète ?

Mais beaucoup

A maintenir. Et, la fidélité, nécessaire.

En avant, cependant, en arrière, nous ne désirons point

Voir. Nous laisser bercer comme

Dans un vacillant canot de la mer. (3)

Je me revois apportant à ma grand-mère dans sa petite chambre, le quotidien L’Alsace dans sa version allemande.

On n’y parlait plus de Bismarck ou de la visite de l’Empereur Guillaume ; c’était le temps de la réconciliation franco-allemande ; du moteur (à combien de temps ?) de la construction européenne.

Grand-mère Elsa qui avait traversé deux guerres mondiales, changé trois fois de nationalité et dont la certitude résidait alors, dans les grains noirs et brillants de son chapelet.

Nous passions nos après-midis à jouer aux petits chevaux et à regarder Zorro…  le passé masque le présent qui dit des mots retombés de la veille.

Quelle est la douleur contenue dans les paroles anciennes ? Quelle est la vraie couleur qui coule dans nos veines ?

Quelle est l’histoire vécue par les Anciens, racontée par leurs Enfants et bégayée par les Modernes…

La mer enlève et rend la mémoire, l’amour

De ses yeux jamais las fixe et contemple,

Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. (4)

  1. Mai 1807 : Hölderlin quitte la clinique et va s’installer chez le menuisier Zimmer (…) Il y finira ses jours au premier étage d’une tour qui domine le Neckar (…) Hölderlin meurt le 7 juin 1843 vers 11 heures du soir – Voir Hölderlin, Odes, Elégies, Hymnes, Poésie/Gallimard, 1993, p.189.
  2. Il adoptera le pseudonyme de Scardanelli… qui a fait couler beaucoup d’encre depuis…
  3. Idem, Mnémosyne, p.180
  4. Idem, Souvenir, p.176