Chronique n° 15 d’Alain Pusel
Le dernier à parler
C’est le dernier qui a parlé qui a raison…
Tout le monde a déjà entendu ce dicton qui devint d’ailleurs le refrain d’une chanson à succès début 90.
Celui qui gagne est donc le dernier qui prend la parole ?
Sans tenir compte des propos tenus, de leur véracité ou de leur portée ?
Dans les dialogues socratiques, les premiers locuteurs, souvent, patinent, ou s’ils sont de faux rusés sophistes, ils sont immédiatement déconsidérés et Socrate a beau jeu, en leur succédant, faux ingénu, de les surclasser.
Plus malin encore, Socrate peut louer le discours précédent, vanter les dons magnifiques de l’orateur (qui pourrait en rougir) pour mieux finir par en démontrer les insuffisances, les contradictions et les faussetés.
Dans le fameux Banquet — dont le thème est l’amour, les orateurs impressionnent leur auditoire, et en premier lieu, bien évidemment ce sensible et habile Socrate.
Phèdre, Pausanias et Eryximaque mènent tour à tour la valse des définitions, des exemples édifiants et des phrases éloquentes.
Un pic survient avec Aristophane qui paraît enfoncer le clou, c’est-à-dire clouer le bec à tous les grands rhéteurs et à leurs apprentis ; son Mythe de l’Androgyne appartient d’emblée à l’histoire des Idées.
Mais Socrate, le dernier à parler, placera l’Amour dans un rôle d’intermédiaire ; au relativisme des discours précédents l’Amour est le moteur de l’élévation vers le Beau – et atteindre la Beauté est l’aspiration indépassable de chaque individu.
« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. » (1)
Quittons cette époque lointaine, ces hommes en toge, et ces soirées à disputer.
Et si le dernier à parler est le premier à nous le dire… à nous le montrer.
Je me souviens de Jean-Pierre Le Boul’ch (2) qui me désigna un jour un petit tableau : le portrait d’un homme assez âgé, barbe en bataille, assis sur une chaise, les traits marqués d’une certaine morosité. Une ambiance de solitude.
Il me dit : Tu vois, c’est bientôt moi. Et c’est un de mes premiers travaux
Ici le dernier est aussi le premier.
Le premier anticipe le dernier.
Un créateur, celui dont la main tremble, puisqu’il se sait agir dans un entre-monde qui attire et effraie : entre le passé qui scintille, le présent qui étincelle et le futur qui luit, déjà engloutit tout.
Je commence et je vois la fin.
Je débute et ce qui se termine est sous mes yeux, devant ma main, en quelques gestes-éclair.
Le jeune archer lance ses premières flèches ; et l’une d’entre elles atteindra le milieu de la cible du temps, pourtant retirée dans une clairière, à l’abri dans le bois de la longévité.
La main qui tremble, qui remue la boue, l’or et la poussière est-elle la même qui soulève et bande l’arc et ajuste sa flèche sans hésiter à l’horizon de son destin ?
Le pinceau et l’archer.
L’escrimeur et l’arbalétrier.
Toucher juste dans le combat du proche.
Viser juste dans la tension vers le loin.
Être de l’instant, comme être de la fin.
« Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue. » (3)
Il y a d’autres anticipations plus souriantes. Zvy Milshtein (4) peignait déjà une petite fille pimpante et souriante, bien avant que sa propre fille ne fût de ce monde.
Il avait «vu» le fruit de l’amour.
En dehors de Platon, narrateur officiel des aventures de Socrate qui ne prisait guère les peintres et les poètes… Qui peut désormais dire l’amour qui mène à la beauté ? Les peintures qui nous parlent de peinture, d’amour et de l’âme des peintres.
Peut-être faut-il continuer à faire parler les peintres — à ceux qui donnent forme à leur vision de l’âme, à leur représentation du cœur ;
Peut-être que le dernier à parler a toutes les raisons de le faire ;
Mais il a à peine fini qu’un autre s’élance et porte la voix, alors qu’ici, ailleurs, là-bas, un pinceau-épée et un pistolet-flèche font mouche et sarabande dans le petit matin du monde et font route vers la frontière d’un dernier horizon.
- René Char, Feuillets d’Hypnos, fragment 237, éditions Folio-Gallimard, 2007
- Jean-Pierre Le Boul’ch, artiste-peintre, 1940 — 2001
- René Char, idem, fragment 197
- Zvy Milshtein, artiste — peintre, 1934 – 2020