Chronique n° 17 d’Alain Pusel
L’art du ring l’esquive de la toile et vice versa
Les amateurs d’art pugilistique, autrement dit, les gens qui aiment vibrer devant un combat de boxe et se délecter du son des jabs et des montées chromatiques en crochets, gauche, droit — se réjouissent : l’heure est (bientôt) venue du Grand Affrontement entre Tyson Fury et Anthony Joshua, entre une montagne faite homme et une merveilleuse technique à visage humain. Ils vont — annonce officielle — en venir aux mains, c’est-à-dire aux poings. On va compter les pains, deux fois, car la revanche est signée aussi.
Dans la catégorie poids lourds les deux hommes vont en découdre pour un titre unifié, pour gagner la plus belle des ceintures. Il y a un aspect ésotérique dans la boxe professionnelle, qui relève d’un cryptocode et d’une histoire complexe et savante. En effet Anthony est champion du monde pour les WBA, IBF et WBO et Tyson pour le WBCuniquement. Il n’était que temps de régler cet éparpillement et en finir avec ce puzzle symbolique. Le sort, le combat, l’art vont donc reprendre leurs droits dans un délai rapproché — il reste juste à mettre au tapis cette petite lopette de covid pour laisser la place aux deux Grands, au public et à la pluie de dollars comptés et recomptés avec des mains gantées, couvertes de bagouzes d’or et de platine, devant des masques en diamants sertis de sincérité virile.
On a (tous) en tête les pas de danse de Mohammed Ali sur un ring et l’antienne de Cassius Clay trotte dans l’oreille (danse comme un papillon, pique comme une abeille). On se souvient (presque tous) des yeux de Mick Tyson terrifiant son adversaire avant le premier round… La boxe, si on la regarde avec un peu de recul, est mieux que l’affrontement violent et sanglant entre deux camions, deux tankers ; une invraisemblable légèreté peut apparaître, notamment dans l’art de l’esquive. Le meilleur boxeur m’a expliqué un spécialiste, n’est pas forcément le meilleur attaquant, mais c’est assurément le meilleur défenseur.Être taillé comme un chêne, avoir la grâce d’une libellule ; rien que pour ce mystère, s’intéresser aux choses du ring n’est pas plus bête que chou (bonjour ami hibou).
D’ailleurs, que décide de faire le duo qui fait rêver l’art contemporain au milieu des années 80 ? À vous de deviner, qui du papillon, qui de l’abeille ? Ils posent en tenue et gants de boxeur, ils font semblant de combattre devant la pellicule. Andy et Jean-Michel, l’insaisissable dandy pop des rings de la création met son titre en jeu face au faux frêle et punchy artiste des graffitis. Une légende affronte un surprenant challenger. L’angoisse de ne plus être au sommet croise les gants avec la peur de n’être plus en vue. Warhol a, justement, tout vu fait beaucoup, Basquiat a vite vu, fait tout — la légende peroxydée se mesure au météore crépu : que ressort-il de ce mélange ? Qui a gagné le vrai-faux match ? Les rounds du happening relevaient-ils aussi du poker menteur ?
La toile St Joe Louis Surrounded By Snakes montre que Basquiat n’est pas dupe de la manière dont les boxeurs noirs sont manipulés et grugés par les managers de cette période ; ce n’est pas la boxe en tant que telle qu’il héroïse, mais le courage et la splendeur de ces Gloires Noires du ring, si vite défaits par le système qui les tient tout entier. Basquiat veut uniquement boxer dans la même catégorie que Warhol qu’il admire et respecte. Warhol admire ce jeune homme qui pourrait relancer sa créativité.Sont-ils à égalité dans leur tête ? Est – ce que l’albinos Warhol veut agir comme un vampire par-devers lui, est-ce que l’ex-Samo veut ravir le trône pour porter une couronne qu’il dessine si souvent dans son œuvre ? Qui peut connaître les arrière-pensées des géants, surtout s’ils veulent devenir amis pour la vie et épater… la galerie. La célèbre affiche jaune où ils posent côte à côte, au-dessus d’eux en lettres rouges — tout en tape-à — l’œil (sic) — le nom des deux organisateurs managers TONY SHAFRAZI et BRUNO BISHOFBERGER, fait sourire ; ils allaient donc se frotter l’un à l’autre au « 163 Mercer Street » du 14 septembre au 19 octobre 1985. On sait que l’évènement qui faisait saliver d’avance ne laissera pas de tableaux inoubliables pour la postérité. Une belle pose ne fait pas toujours une composition réussie. En seront-ils vraiment déçus ? Amitié écornée, romance et ventes gâchées ? Il reste deux ans de vie à Warhol, trois à Basquiat. Avant de se retrouver coincés dans les cordes. Quelques jabs à la vésicule pour l’un, un uppercut d’une héroïne pour l’autre. Du faux duel au vrai duo, du duel sans pitié au duo sans retour, il reste dans l’Histoire de l’art le « match » entre Leonardo et Michelangelo. Match nul… Peintures sublimes disparues. La bataille d’Anghiari de Léonard et elle de Cascina de Michel-Ange — double commande de la seigneurie florentine, en 1503 — devaient cohabiter dans la salle du Grand Conseil. Les deux créateurs hors catégorie ne les achèveront pas et s’en éloigneront. Tout comme ils maintiendront la distance l’un envers l’autre. Vasari s’occupera finalement de la belle décoration. Une affiche si prometteuse finit dans les oubliettes de l’Histoire et les rêves des étudiants en art…