Chronique n°4 d’Alain Pusel
Pourquoi des poètes ?
On sait qu’ils sont utiles en temps de détresse — et parmi la musicalité allemande qui porte haut le pathos du cœur et les tremblements de l’esprit : Hölderlin, Rilke sont alors, pour les hommes défaillants, d’un grand secours.
Alors, si nous nous sentons jetés — dans-la-vie (die Geworfenheit) sans aucune raison, sans aucun recours, ou si nous l’avons perdu — un amour malheureux, un ami disparu, un dieu qui s’enfuit…
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. (1)
Les poètes excellent dans leur magnifique rôle de médiateurs et d’aidants :
Et qui, si je criais, m’entendrait donc depuis les ordres
des anges ? Et quand bien même l’un d’entre eux soudain
me prendrait sur son cœur : son surcroît de présence
me ferait mourir. Car le Beau n’est rien d’autre que
ce début de l’horrible qu’à peine nous pouvons encore
supporter. (2)
Ils sont à l’écoute des Très — Hauts, traduisent, intercèdent pour nous.
Cette fonction, noble, se retrouve — t-elle chez des peintres et précisément chez de Chirico ?
Ce dernier est-il un peintre travaillé par la tâche de la pensée — lui qui manie plastiquement équerres, colonnes, arcades et ombres dans des espaces désertés, à l’heure d’un temps immobile et de statues antiques.
Il évoque, dans ses écrits, l’influence de Nietzsche et de la géométrie.
C’est Apollinaire qui le premier, qualifie sa peinture de « métaphysique » ; pourtant rien de strictement philosophique n’appert, puisque la matière même : des formes concrètes, précises cohabitent avec des éléments architecturaux et structurent son travail ; ces mêmes objets et formes invitent à une forme de réflexion fussent-ils incongrus, comme des artichauts géants ou des régimes de bananes.
Ailleurs, plus loin, en réduction : des mannequins, des gants, des trains à vapeur –
Ces images telles des rébus méritent-elles ce terme élogieux sorti du crâne d’Apollinaire ?
Cette période présentée à l’exposition de l’Orangerie qui flatte le goût de l’antique et l’appétence pour les rencontres surréelles mérite-t-elle notre enthousiasme ?
L’évolution du travail de Chirico ne plaide pas pour un art subtil envers des esprits éclairés : en effet, bientôt une peinture kitch et l’attitude d’un histrion (les autoportraits grotesques abonderont) seront la signature d’un artiste qui décevra — Breton en tête — ses premiers thuriféraires.
Redonnons la parole aux poètes :
N’érigez aucun monument. Laissez la rose
Simplement chaque année éclore en sa faveur.
Car c’est cela, Orphée. Et sa métamorphose
En ci et ça. Ne nous donnons pas cette peine
De chercher d’autres noms. C’est qu’une fois pour toutes,
Quand cela chante, c’est Orphée. Il va et vient. (3)
Rilke ne nous monte-t-il pas la grandeur de la mythologie déployée sur un mode léger, une manière de l’appréhender qui ne soit pas synonyme de pesanteur, de surdétermination et d’ennui ?
Et Apollinaire, qui adoube et magnifie De Chirico, en nous donne — t-il pas cependant, par devers-soi, une forme d’antidote à ces scènes lourdes, à cette peinture du suspensif et du massif ?
« Les statues endormies qui rêvent toutes blanches
Dont la soif de mourir jamais ne s’étanche » (4)
Ce cher Guillaume, dont les yeux vont se fermer avant que de se rendre compte que les promesses de de Chirico étaient celles de flammèches vite réduites en cendres, et que sa pseudo philosophie relevait de pensées réchauffées et boursouflées.
Parfois, la parole du poète nous ouvre des paysages ; parfois l’œil généreux du poète fait fi de toute prévention.
L’enthousiasme : une aide précieuse, certes, en ces temps de disette qui sont les nôtres.
Terminons par ce rappel inactuel, en hommage à l’auteur de Calligrammes :
« J’aime l’art d’aujourd’hui parce que j’aime avant tout la lumière et tous les hommes aiment avant tout la lumière, ils ont inventé le feu. »(5)
Musée de l’orangerie — Giorgio de Chirico, La peinture métaphysique — du 16 septembre au 14 décembre 2020
- Hölderlin, in Souvenir, partie Hymnes, Poésie-Galimard, 1993, P.176
- Rilke, in Elégies de Duino, Première élégie, Poésie-Gallimard, 1994 , p.29
- Rilke, in Les sonnets à Orphée, Première partie, chapitre V, Poésie Gallimard, 1994, p. 141
- Apollinaire, in Le Guetteur mélancolique, Poésie-Gallimard, 1970, p.98
- Apollinaire, in Méditations esthétiques, édition Bartillat, 2013, p. 47