Chronique numéro 31- Alain Pusel
Kiefer, l’éternel retour
Anselm Kiefer est de retour à Paris. Enfin, il semble n’en être jamais parti depuis 2007.
Il est en résidence, comme on dit.
Il a pris résidence, très exactement, dans tous les grands lieux d’exposition de la Vie Parisienne depuis quinze ans.
Sous la nef du Grand Palais avec Monumenta en 2007. Au Louvre, en 2013, à la suite d’une commande du président de l’époque Henri Loyrette. A la BNF – François Mitterrand, et au Centre Georges Pompidou en 2015. Au Panthéon en novembre 2020 avec de plus des commandes publiques du Ministère de la Culture. Et aujourd’hui encore, au Grand Palais Ephémère depuis décembre 2021.
D’un Président, l’autre.
Que reste-t-il ? Le musée du Quai Branly-Jacques Chirac ? On pourrait prendre les paris et envisager des œuvres en plomb, paille et bois de Kiefer au milieu de statuettes en ébène africaines. Le Conservateur saura bien trouver d’ici janvier 2026 (date fictive de l’expo) un concept bien-pensant et relié aux gnoses africano-occidentales. Une pensée votive avec un zeste de chamanisme fera bien l’affaire.
Pistonné, Kiefer ? Il a pourtant bien du plomb (des tonnes) dans l’aile, mais son discours a lourdement trouvé preneur au sein de l’amitié institutionnelle franco-allemande, et vice versa.
Il représente l’Artiste, avec un A majuscule, comme Allemagne, Allégorie et Alleluia. Tout lui est donc accordé, vu qu’il a entamé, continué et poursuit un travail de mémoire admirable, selon certains commentateurs, archéo-sensible, et qu’il s’ouvre à toutes les sensibilités possibles.
Son talent d’orateur est certain, ses arguments sont sûrs.
C’est la répétition qui fatigue et la succession de tapis rouges déroulés pour lui (à Paris) qui exaspère.
Parce qu’il ne dit, fait et re-dit et re-fait que la même chose. Lassitude des habitudes.
« (…) la couleur ne sied pas à Kiefer. Elle surcharge. L’artiste n’est effectivement pas peintre. Aucune lumière ne sourd de ces tableaux, sinon celle, crépusculaire, d’un passé obsédant. Les rajouts, les objets collés, les effets francs de perspective (c’est-à-dire le spectacle) viennent pallier l’absence de profondeur. » (1)
Ces lignes d’Olivier Céna datent de 2012, mais auraient pu être écrites cette semaine.
Côté couleur… On peut être surpris par ces propos de l’artiste :
« Au début, j’étais happé par leur puissance émotionnelle, humaine. (…) Van Gogh est en moi. C’est comme le retour au pays natal. » (2)
Habile homme que ce Kiefer.
Sa passion pour les poètes, dont Celan, semble sincère, certes. Il recouvre ses toiles de nombreux poèmes du poète, ce qui, outre l’obsession du monumental et le collage de matières (beaucoup de paille), montre que le texte est moteur de son travail et non l’espace pictural : Kiefer illustre des pensées et ne creuse pas le ciel des émotions colorées.
« Personne ne nous pétrira de nouveau de terre et d’argile,
Personne ne soufflera la parole sur notre poussière.
Personne.
Loué sois-tu, Personne.
C’est pour te plaire que nous voulons
Fleurir.
A ton encontre.
Un Rien,
Voilà ce que nous fûmes, sommes et
Resterons, fleurissant :
La Rose de Néant, la
Rose de Personne. » (3)
Rendre hommage, illustrer les poèmes de Paul Celan, cela ne serait-il pas plus juste de le faire avec une économie de moyens et une légèreté des structures ? Ce gigantisme écrase la fragilité des mots de Celan, qui dit une douleur en peu de mots, en quelques lignes et quelques pages.
La monumentalité et la froideur des murs de matières de Kiefer nous paraissent signifier un geste aveuglant et aveuglé plutôt qu’une œuvre consolatrice et complice ; une œuvre d’épure.
La réconciliation germano-française est-elle synonyme de portails noirs et bruns, ressassant des rêves de paille (coupée) et de plomb (résistant) ?
On peut rester interdits devant l’obstination de ce choix : Kiefer comme ambassadeur permanent à Paris de l’impuissance et de la fermeture… Et on nous dit que l’Europe politique n’avance pas. Pas étonnant, vu l’absence d’espérance du plénipotentiaire.
Il y a donc désormais des œuvres pérennes de Kiefer au Panthéon. Les Grands Hommes ne vont pas s’amuser tous les jours en les regardant. Pensez au sourire soudain figé de Joséphine Baker : ça va jeter un froid sur ses envies de danser et de chanter ses « deux amours…». Pensons à l’œil interloqué de Denis Diderot, et passé sa compréhension du faire (ah… la paille… ah… le plomb) de l’artiste, il se réfugiera dans ses souvenirs des œuvres de Chardin : où la lumière sublime révélait un gobelet en étain, où la peinture disait la joie d’être et de ressentir.
L’œuvre, Monsieur Kiefer, n’est pas faite pour nous surplomber, matière à nous impressionner mais pour nous émouvoir et dans une brièveté sublime, nous élever vers le ciel des beautés.
Anselm Kiefer pour Paul Celan, Grand Palais Ephémère, décembre 21/ janvier 22
- (1) Olivier Céna, Télérama numéro 3276 du 24/12/2012
- (2) Propos de Anselm Kiefer, Figaro.fr, 22/01/2013
- (3) Paul Celan, Choix de poèmes, Poésie Gallimard, Psaume, p.181