« Faute d’amour » de Zviaguintsev : du désert
Par Cybèle Air
« Sans amour on ne peut pas vivre ». Le film de ZVIAGUINTSEV le donne à voir, sans le dire, ou plutôt en ne le faisant dire qu’une fois, à l’un des personnages. Tout le reste, l’essentiel, se joue dans le silence et l’invisible, bref, du grand art cinématographique.
Les premiers plans saisissants d’une beauté gelée, au son impassible, aigu et implacable du compositeur Evgueni GALPERINE, montrent des arbres, déracinés, majestueux et émouvants dans la chute comme amortie par la neige. Le ton est donné, le « la », battements d’une note unique, Des gouttes et des bruits, battements d’un cœur en suspens. Il s’agira du sabrage, à la racine, de la possibilité même de vivre. Il s’agira de la froideur, de la froidure qui s’insinue et qui tue. Il s’agira d’un gâchis et d’un désastre effroyable, poignant et muet, faute de paroles, d’attention et de tendresse : faute d’amour.
À l’archétype de l’arbre qui sert de préambule au film succèdera plus tard, après que la scène de la plus totale déréliction eut été montrée, succèdera donc l’archétype de la maison. Zviaguintsev ne dit rien, il filme seulement, au-delà des mots, la dévastation totale consécutive à ce manque radical d’amour : il la filme de fond en comble, du sous-sol à tous les étages, des bris de verre aux restes de mobilier saccagés, du vert de gris au métal rongé par une lèpre abstraite et pourtant absolument corrosive. Beauté d’une nature morte, la psyché ici filmée à tableaux ouverts s’offre à l’émotion la plus vive, à la limite du soutenable.
Alors face à la vérité ainsi rendue sensible avec tant de puissance, il peut être tentant de se réfugier dans une appréciation à distance : froideur du film ? Rarement pourtant, l’injonction à la dimension spirituelle de l’existence se sera donnée à voir avec cette évidence, patiente et déterminée : l’amour, source vive au désert d’une humanité déchue. Les errances d’une politique cynique, et d’une économie stérile qui flatte le narcissisme, l’engrenage des haines larvées, rien ne manque à ce terrible tableau d’une société qui atomise les individus, tout en les rendant complices de leur propre déchéance. En négatif, le film devient donc un grand appel à la respiration et au souffle, au sens du spirituel, du pneumatique.
L’évidence de la vérité ici rappelée, sonne comme un jugement dernier et comme une espérance. À sa manière le cinéaste rejoint la tradition picturale des Vanités, « Memento mori ». N’oublie pas que tu vas mourir. Qu’as-tu fait de l’amour ?
Faute d’amour, de Andreï Zviaguintsev (2017)
Prix du Jury, Festival de Cannes 2017
Musique : Evgueni Galperine