La résurgence du sensible
Par Karls
La grande image n’a pas de forme, nous dit François Jullien, et j’y reviendrai. Pourquoi dire, pourquoi vous dire, encore et toujours, ma passion ontologique pour l’art, pour l’abstraction en particulier, pour le « mysterium tremendum » qu’elle produit dans chaque parcelle de mon esprit et de mon corps? La réponse est sans aucun doute cathartique, mais par delà cette vérité immanente, ne cesse de sourdre cette volonté de partager une vision de cette création pure, dépourvue de tout concept, héritée du tragique de l’existence, de la conversion de l’expérience extérieure en expérience intérieure chère à Kandinski, puisque qu’il ne faut pas subir la vie, il faut travailler comme elle.
Travailler comme elle, crier son drame, apprivoiser ses douleurs, apprendre sans cesse du monde et de soi et par le truchement de découvertes successives, quitter une peau qui ne nous appartient plus mais qui aura participé de cette avancée. Hegel nous en fait la sublime démonstration dans la phénoménologie de l’esprit (1807).
» Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle ci, de même façon que le fuit dénonce la floraison comme faussé existence de la plante et vient s’installer au titre de la vérité de celle ci, à la place de la fleur. Ces formes ne font pas que se distinguer les unes des autres, elles se refoulent aussi comme mutuellement incompatibles. Mais dans le même temps, leur nature fluide en fait aussi des moments de l’unité organique au sein de laquelle non seulement elles ne s’affrontent pas mais ou l’une est aussi nécessaire que l’autre, et c’est cette même nécessité qui constitue alors la vie du tout ».
Car l’art abstrait est avant tout une question sensible (au sens étymologique du terme). J’ai été à la fois choqué et en accord avec les propos de Paul Rebeyrolle recueillis dans un joli livre de Gérard Rondeau. L’artiste y qualifie l’abstraction « d’inintéressante » et caracole sur le « désossement » de la peinture et qu’en la matière tout avait été dit avant la guerre. Il est exact que l’art abstrait, du point de vue de la recherche plastique, à donné tout ce qu’il avait à offrir. Les grands théoriciens de la peinture que furent Kandinski, Malevitch et Mondrian ont contribué à libérer l’art, comme moyen d’expression, de son carcan représentatif du réel, de représentation morte rappelant le vivant.
Ce qui en revanche me gêne, c’est que cette subtile analyse recèle pourtant une erreur factuelle. En effet, l’abstraction ne peut et ne doit pas être étiquetée comme valeur intellectuelle au détriment de la valeur sensible. La beauté et l’horreur, (puisque le monde, lui, continue de parler) ne doivent être étiquetées et réduites à une simple, (je dirais même simpliste), représentation de la vérité. Comme l’écrit Pascal : « quelle vanité que cette peinture qui suscite l’admiration par la ressemblance des choses dont on admire pas les originaux », ou encore Olivier Debré : « Alors que le scribe, le mathématicien vont de l’idée au signe, le peintre lui, va du monde au signe ».
L’art abstrait se meurt, et j’ose dire qu’il n’est peut être jamais né que dans le petit sérail artistique. Qu’en est-il du grand public, du peuple, de la classe moyenne, de l’ouvrier, de la ménagère? L’abstraction a, depuis toujours, souffert d’une idéologie du labeur à peindre. Autrement dit, la lecture de l’œuvre d’art par le spectateur à toujours été guidée, (et même dirigée), par deux critères uniques : la représentation et le temps. Je vois un personnage, un paysage, je peux donc m’identifier, il y a la un vrai travail « artisanal ».
Pourtant, suggérer c’est le rêve, et l’œuvre abstraite qui fait perdre au spectateur sa lecture habituelle de l’œuvre, lui tient un discours sensible, extéroceptif et dépourvu de l’utilité conceptuelle du sophisme. Elle à le pouvoir de mettre l’âme en vibration et d’activer les parcelles les plus secrètes et les plus primitives tant de l’artiste que du spectateur. Rappelons nous Redon : » je ne crois ni ce que je touche, ni ce que je vois, je crois uniquement à ce que je sens ». Les hautes instances dirigeantes de l’art d’aujourd’hui, l’art décrèté officiel, cette partie (une partie seulement, mais qui pèse lourdement sur ce qu’est l’art contemporain aujourd’hui), scatophile, gore, décérébrée et abêtissante ne parviendra jamais a supplanter ce qui unit le peintre et le spectateur : l’excitation, l’enivrement, l’épuisement, l’être de ne pas être, le partage, la communion, la transcendance, l’émotion, la douleur et la joie.
Mais plus que l’art figuratif, les véritables fossoyeurs de l’abstraction, et de la peinture en général, ce sont ces œuvres contemporaines, qui, à contrario de la peinture, nécessitent un discours qui s’interpose entre l’idée et le spectateur et n’ont de sens que par ce discours qui leur préexistent. On touche donc ici au néant, à la condamnation du sensible. On nous fait croire depuis des décennies que la culture est autre chose que ce qu’elle est, à grands coups de vulgaire et de laideur, de pseudo modernité au nom d’une table rase esthétique (merci Marcel), sans saveur.
Mes références sont évidentes, il y a mon maître et mentor Georges Mathieu bien sur, qui avait tenté d’introduire l’art dans la vie publique, mais, sa notoriété et sa condition aristocratique, l’auront finalement empêché d’être au plus près du peuple, de tout le peuple. J’ai peint moi-même 16 fois en public ces trois dernières années. À Paris, à Beyrouth, à Bruges, mais aussi à Gémozac (17) 3000 habitants, à Villecresnes (94), 9500 habitants, etc…
Jamais un regard hostile dans des contrées ou l’art, et plus particulièrement contemporain, est la dernière roue du carrosse. De l’étonnement souvent, de l’interrogation toujours, mais jamais de geste de recul. Il me faut peindre partout, pour tous les publics, pour autant de moments intense ou la peinture se diffuse dans l’espace sensoriel.
J’admire Klein pour son travail sur le vide, Tinguely pour son lyrisme, Dali pour son génie. Je préfère parier pour un Tetsugyu (1628-1700) (révélation de soi), un Sesshû (1420-1506), un Konoe Nobutada (1565-1614) mais aussi et surtout Ikkhyu (1394-1481) qui fut sans doute le premier artiste « abstrait » en enseignant au Daïtoku-ji l’art de maintenir une tradition de traces d’encre d’une grande puissance d’expression individuelle. J’aime l’idée d’éternité dans l’art. L’art contemporain veux tout et tout de suite et ce qui est vu ne le sera plus. Une Fabienne Verdier vaut bien dix Koons, Hirst, Veilhan, Lavier et compagnie.
Non, l’abstraction n’a pas encore tout dit, elle n’a pas terminé de dénoncer, de militer, de combattre le monde. J’en termine comme j’ai commencé avec Francois Jullien : » la grande image est celle qui ne s’enlise dans aucune forme et maintient diverses formes compossibles, se gardant de l’anecdotique et préservant une ressemblance sans ressemble, pour peindre la disponibilité du foncier ».