L’espace des imaginaires, pour une architecture de l’invisible
Par Jacques Lombard
La ville, dès ses débuts, n’était-elle pas une première utopie, une première vision du monde, celle des monarques, des sultans, des maharajahs, des marchands mais aussi des tyrans, des despotes, des satrapes et des oppresseurs quand l’un ne se confond pas avec l’autre ?
De Mari, l’antique cité sumérienne au bord de l’Euphrate au Welthauptsadt, le « Nouveau Berlin » de Hitler resté inachevé ou plus récemment à la Casa poporului, « la maison du peuple », édifiée par Ceausescu et digne du « Château » de Kafka, en passant par Pienza en Toscane, manière de bibelot pour un pape, on comprend que la ville est une mise en ordre de ses habitants dans le double jeu des échanges et de la déclinaison des formes symboliques du pouvoir. La cité témoigne ainsi de cette utopie, l’inscription dans l’espace d’un idéal de la vie en société, au fondement de l’idée de « bonheur », du bien vivre indispensable aux hommes, dessinée en quelque sorte à leur corps défendant et pour la plus grande gloire de son inventeur.
Au fond, tout architecte porte en lui ce vieux rêve fou, même de nos jours, quand il prête de moins en moins la main aux tyrans mais trouve néanmoins auprès des dirigeants les ressources pour des ambitions partagées. Imaginer et décider de ce qui est bien pour les autres dans la modulation la plus concrète de l’espace en bridant en quelque sorte leur quotidien.
Mari a vu naître la nécessité de la ville, et donc son « idée » et son « image » dans l’univers occidental, trois mille ans avant notre ère, atteignant cet équilibre fondamental entre l’élevage sur les plateaux et l’agriculture de décrue associés à un contrôle de la navigation sur le fleuve, qui lui assurait entre autres l’accès aux matières premières travaillées par les artisans de la cité, et exportées ensuite dans tout le Croissant fertile. L’importance cruciale de l’eau du grand fleuve, dérivé grâce à un canal qui traversait Mari en l’approvisionnant et en assurant la liaison avec l’Euphrate, se révèle dans le culte rendu à la « déesse du vase jaillissant » qui tient dans ses bras une cruche d’où jaillit la source de la vie. Mari, ville riche de ses productions et de son commerce, garantissant à ses habitants la nourriture et la sécurité, voit naître en son sein un palais immense et magnifique comme un symbole de son identité profonde, peut-être l’un des premiers de ce genre où le souverain aux heures les plus chaudes se délectait de boissons glacées…
Et Pienza où le Pape Pie II façonna dans la glaise de son modeste village natal un palais pontifical, une cathédrale, et une place offrant la Renaissance comme modèle selon les principes de Léon Battista Alberti.
Puis les projets babyloniens élaborés par l’architecte Speer à la demande d’Adolf Hitler, projets à la mesure de la volonté despotique du régime nazi qui imaginait une immense coupole pour le Reichstag, dix fois plus grande que celle de la Basilique de Rome.
Ces exemples choisis parmi des milliers d’autres possibles dévoilent le rôle grandissant de la ville comme le lieu par excellence du pouvoir, à l’image de l’orant saisi par la toute-puissance du dieu dans la « monumentalité » du temple, ou bien du sujet écrasé par l’enfilade cosmique des vestibules qui mènent à la salle du trône.
Aujourd’hui et sans revenir sur les exemples récents de par le monde que nous avons tous en tête, on peut sans doute dire que la ville réunit des êtres qui tentent de plus en plus d’échapper aux parcours obligés de l’organisation de l’espace, malgré les formes contemporaines de sa « sacralisation » ou de
sa patrimonialisation. Simplement parce que, à travers les réseaux numériques de communication les plus divers, leur développement et leur évolution quasi exponentiels, les habitants de la ville peuvent échapper à la ville mais aussi parce que ce développement ininterrompu des échanges, couplé avec la multiplication et la mutation des possibilités d’expression, produisent une autre ville à l’envers de la ville, à l’envers de l’utopie coloniale du « bonheur » concédé ou imposé menant vers une autre utopie, celle de la « reconnaissance », de la transformation des uns par les autres.
La « déesse du vase jaillissant » ou bien le podium de l’esplanade de Nuremberg qui capturaient les regards de chacun, tournés dans une seule et même direction, comme un point d’aboutissement du sens de la ville, dans une verticalité garantissant l’ordre de la société, s’estompent maintenant au profit d’un gigantesque foisonnement, d’une « horizontalité » des êtres en recherche de leur « bonheur », dans le dialogue permanent et le partage de leurs expériences.
Les regards terrifiés, levés vers le dieu dans le temple immense ou vers le souverain dans son palais gorgé de richesses, se tournent alors vers l’agora, la place où vibre l’immensité des différences, des couleurs et des désirs, démultipliés à l’infini.
Parus dans la Revue du Cube / www.cuberevue.com