Louis Armstrong
Par Michel Contat
Après plus d’un quart de siècle de collaboration à Télérama comme chroniqueur de jazz, Michel Contat commence ici ses chroniques pour Saison de Culture : il y traitera du jazz, ses disques, ses concerts, ses festivals, ses livres, ses événements, et commence par le plus grand des jazzmen, Louis Armstrong.
L’intégrale Louis Armstrong chez Frémeaux & Associés
Ma chance a été d’entrer dans le monde du jazz par l’intermédiaire de Louis Armstrong, ses disques du Hot Five et du Hot Seven, de 1926 à 1929. Ses chefs d’œuvre : Cornet Shop Suey, où sa fantaisie inventive se déploie avec autant de gaîté mélodique que de virtuosité rythmique ; Potato Head Blues, d’un lyrisme joyeux au bord de la tristesse ; et surtout Tight Like This, manifeste coloré de la douleur du jazz, vaincue par le courage. Il y avait chez Armstrong, âgé d’une vingtaine d’années, tout ce que j’aimerai toujours dans le jazz, l’humour et la générosité, la force et la douceur, le goût de la vie, l’assomption de l’humaine condition, la jeunesse du monde. Il était né pratiquement avec le siècle qu’il allait illuminer de son art, le créant comme s’il allait de soi, l’inventant au jour le jour dans des formes jaillissantes. Fils d’un ouvrier qui s’était vite fait la malle et d’une toute jeune blanchisseuse un peu putain, il avait appris les rudiments de la musique dans la fanfare d’un orphelinat avant de jouer dans de petits orchestres de sa ville natale, New Orleans. Puis il fit une brillante carrière, fulgurante, à nulle autre pareille. Il était le roi incontesté du jazz.
J’eus la chance insigne de le rencontrer. C’était en 1955, j’avais seize ans, je jouais de la clarinette, avec mon ami d’enfance Luc Chessex, qui jouait du trombone, nous avions formé un orchestre de style New Orleans et nous étions allés écouter le concert que donnaient Louis Armstrong et son All Stars dans la grande salle du cinéma Métropole, à Lausanne. Notre enthousiasme fut total : Trummy Young au trombone, Edmund Hall à la clarinette, Billy Kyle au piano, Arvell Shaw à la contrebasse, Barrett Deems à la batterie, la volumineuse chanteuse Velma Middleton jouaient le répertoire de Louis avec ferveur et aussi quelque bonhomie. Louis était grandiose, à la trompette comme au chant. Ce fut inoubliable. Le lendemain, Luc et moi nous rendîmes au Lausanne Palace et nous demandâmes s’il était possible de voir Louis Armstrong. Le concierge appela. Dix minutes plus tard, Louis Armstrong en personne nous souriait gentiment et j’expliquai dans un anglais confus l’amour absolu que nous portions à ses disques, à sa musique, à sa personne. Il poussait des exclamations de sympathie et il nous invita sans ambages à venir avec lui à Bienne où il donnait le soir un concert, sa manager allait s’occuper de nous. Dans le train, nous échangeâmes encore des propos enfiévrés de notre côté, bienveillants du sien, et il nous présenta à ses musiciens, tous aimables. Nous assistâmes au concert au premier rang, le roi n’était plus notre cousin, c’était Louis Armstrong qui nous régalait. A cette époque sortirent successivement deux de ses meilleurs albums avec le All Stars : Louis Armstrong plays W.C. Handy et Satch plays Fats, où il renouvelait les airs de Fats Waller. Notre admiration inconditionnelle pour Louis Armstrong s’accrut encore.
Toute discothèque d’amateur doit comporter ces deux albums et, bien sûr, les faces enregistrées de 1926 à 1929 par Armstrong au sommet de son génie. On les trouve, ces faces, dans les volumes 3, 4 et 5 de l’indispensable intégrale publiée par Frémeaux & Associés, dont le 15e volume paraît à présent. Artistiquement, les années trente ne furent pas les plus créatives pour Louis Armstrong. A la tête de grands orchestres qui n’avaient pas la valeur de ceux de Duke Ellington puis de Count Basie, ni même de Benny Goodman, Louis parcourait l’Europe et les Etats-Unis pour des concerts où il cédait souvent à l’attente du public pour des solos spectaculaires, des feux d’artifice dans l’aigu. Et, les lèvres souvent écorchées, il chantait plus qu’il ne jouait de la trompette. Le début des années quarante vit la fin des grands orchestres, même celui de Louis Armstrong. Mais le succès de celui-ci ne se démentait pas : ayant formé un All Stars avec des musiciens de premier plan comme le tromboniste Jack Teagarden, son vieux complice blanc, le clarinettiste Barney Bigard, ellingtonien notoire, le pianiste Earl Hines avec qui il avait enregistré à la fin des années vingt un chef d’œuvre en duo, Weather Bird, le grand batteur Sid Catllett, qui s’était aussi frotté aux hip cats du bebop, il multipliait les concerts avec un répertoire traditionnel dans de grandes salles classiques, le Town Hall et le Carnegie Hall de New York, le Symphony Hall de Boston, et pour des stations de radio à Chicago, Philadelphie, Los Angeles. Ce sont ces émissions de 1948 et 1949 qui constituent la plus grande part des trois CD formant le volume 15 « The King of the Zulus » de l’Intégrale The Complete Louis Armstrong. On le recommande fortement : Armstrong se donne généreusement à la trompette et au chant, il a retrouvé une sorte de pureté dans l’entertainment. Certes il veut plaire – il l’a toujours voulu – mais il veut plaire d’abord à ses musiciens et à lui-même, c’est-à-dire à la musique. Plus tard, on accusera Louis Armstrong d’oncle tomisme, à cause de ses mimiques, de son éternel sourire, de ses dents blanches, de ses « ya-ba-daah ». C’était d’autant plus injuste qu’il prenait fait et cause pour les droits civiques. Mais cela ne l’empêchait pas de célébrer en chanson It’s a Wonderful World. Et il fut en effet l’un de ceux qui rendaient ce monde merveilleux.