Regards

Chronique 36 – Alain Pusel

Beauté des plans, amours enfuies et ligne de fuite

La sublime Monica Vitti irradie la trilogie de Michelangelo Antonioni. En trois années, de 60 à 62, le cinéaste impose sa signature inoubliable. De L’avventura (1) à L’Eclisse (2), en passant par une déambulation nocturne dans un Milan déserté et à travers une fête mondaine désenchantée. La moue du désespoir de Jeanne (Moreau) et l’apparition de Monica en jeune femme trop bien ordonnée structurent la Notte (3). Dans ce troisième opus est stylisée d’un œil implacable la vision féminine des désaccordements amoureux et de l’impossibilité d’aimer. Monica en blonde tout en retenue, en frémissement, en désarroi final. Monica en brune tout en corps de liane, en fille joueuse, en exténuation précoce. L’actrice, muse et compagne de l’imperturbable cinéaste de l’impasse des sentiments. La beauté de ses plans, le contraste du noir et blanc, le rendu précis de l’architecture des villes et de la démarche des femmes, fières et malicieuses, inquiètes qui dévitalisent les ardeurs masculines et laissent les hommes transis et épuisés au petit matin, au bout de leur nuit blanche. Dans leur quatrième film ensemble, Le désert rouge (4), le premier en couleur, la rigueur programmatique se maintient : les femmes continuent de quitter les hommes, ou de les éviter, déçues en aval ou anesthésiées en amont, par la crainte d’être meurtries par la projection de leurs propres fragments amoureux. Dans les films d’Antonioni les femmes ont du mal à se laisser aimer, à se laisser aller à aimer, et pourtant les hommes qui les approchent sont beaux et séduisants. Dans quel autre film une héroïne résisterait à Alain Delon ou à Marcello Mastroianni, dans la beauté de leur jeunesse sauvage ou tendre, sublimée par un Noir et Blanc délicat et graphique ? D’ailleurs avec une acuité souriante, le titre d’un article de Positif est édifiant : Le Néant de l’acteur ou de la difficulté d’aimer Monica Vitti. (5) Le cinéaste est-il aussi un homme jaloux, et l’impossibilité d’aimer pour la Vitti est-il aussi la souveraine règle de tournage : interdiction d’aimer la personne de Monica ? Dans tant de rigueur formelle se glisserait-il l’inquiétude d’un homme sensiblement amoureux de sa compagne ? « Le désert… » est aussi le film de la rupture. Monica le quitte, Monica s’en va… elle choisira ensuite, notamment, des films dans un registre comique. La muse au regard fiévreux- oppressé devient une comédienne douée pour faire rire. Vitti avait grand besoin de respirer et de s’amuser. D’aller vers un cinéma moins exigeant, peut-être. Être une icône de la modernité a un prix et un poids. S’en délester, changer d’itinéraire, être autrement. Pygmalion et Galatée chez les Frères Lumière. C’est par amour que Ingrid Bergman, la sublime actrice des Enchaînés (6) quitte mari, enfant et le confort d’une vie de star hollywoodienne. Hitchcock doit s’en étrangler. Elle court se jeter au cou de Roberto Rossellini et promouvoir son cinéma vérité, ses plans sans artifice, ses tournages sans maquilleuse. La muse suédoise est résolue à en payer le prix, elle aussi. Ce n’est pas rien de quitter les collines luxueuses et rassurantes de Beverley Hill pour aller danser pieds nus autour du Stromboli (7). Cet autre duo de la modernité artistique, ce réalisateur, Rossellini, fétiche des jeunes loups de la Nouvelle Vague tourne ses meilleurs films avec son actrice devenue sa compagne, qui l’aime et renouvelle son talent. Certes, elle rejoindra des années plus tard le réconfort tranquille de la Californie pour incarner Anastasia (8) et regoûter à la vanité d’un Oscar. Retour au bercail. Fin de la parenthèse éprouvante et magnifique. Le génie épuise-t-il sa muse ? Est-ce, demandons à Sainte-Beuve, avant tout l’homme ou l’artiste qui finit par nimber son héroïne sacrificielle – sur l’autel de ses obsessions, d’un cercle trop corsetant de lassitude. Michelangelo et Monica, Roberto et Ingrid … Plus proche de nous, il y a l’épreuve du tournage des Amants du Pont-Neuf (9) et d’une Juliette qui n’en finit pas de quitter son démiurge de Roméo. Carax et Binoche cheminent ensemble dans la vie et devant / derrière la caméra. Ce sera, non pas le rire libérateur de « la » Vitti, ou le retour à la maison de Ingrid ; ce sera une carrière à l’international entamée avec le sourire narquois de Daniel Day-Lewis et la beauté resplendissante de Lena Olin, comme compagnons de tournage. L’adaptation du livre de Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être (10) … sentiment ambivalent que Binoche avait déjà traduit actoralement, dans ses années précédentes, par des gestes de grâce et une expressivité juvénile. Le cinéma d’Antonioni, après Monica, va se recentrer sur la psyché masculine. Des hommes en errance, des hommes face à l’erreur et au mystère, des hommes en fuite. Sur les lignes de fuite et les errances masculines, Wim Wenders, au milieu des années 70, installe ses magnifiques plans d’une exigence formelle née de sa pratique de la photographie. Le sens du cadrage de Wim Wenders signifie-t-il la relève du cinéma antonionien fait d’élégance formelle et de solitude ontologique ? Les premiers plans de Paris Texas (11) sont inoubliables et donnent à voir l’horizon d’une solitude : corps et âme de Travis, regard éteint, barbe de vagabond, marchant sous le soleil d’enclume dans un désert aux reflets ocres et rouges… L’Italien de Ferrare, qui voyagera – loin de Monica – en Chine et aux Etats-Unis pour essayer de comprendre le monde trouve, en partie, si une filiation artistique a un sens, son successeur dans un Allemand de Düsseldorf, fou de cinéma américain et artisan seventies de road-trip de la post-modernité. Clin d’œil à cette entente sur pellicules : Wenders vient épauler Antonioni, très diminué après une attaque cérébrale, pour le film Par-delà les nuages (12). Le film, découpé en plusieurs histoires est inégal. La rigueur magistrale du maître italien n’est pas assez consolidé par l’œil et les transitions de W.W… Mais l’amitié était réelle. Beauté des plans, ligne d’horizon, solitude à perte de vue ; Monica, Ingrid, Juliette qui portent haut leur personnage et soudain choisissent d’autres travellings. Cinéma d’auteurs, cinéma aux prises avec le temps des sensations et l’espace des sentiments. Merci à la beauté des choses, à la mélancolie devant le monde et aux regards impatients et inquiets des femmes qu’ils ont désiré regarder et capter, sur le vif. Photo : couverture du livre de Joëlle Mayet Giaume, M.A., Le Fil intérieur, Editions Yellow Now
  • (1)  L’Avventura, 1960, avec Monica Vitti, Léa Massari et Gabriele Ferzetti
  • (2)  L’Eclisse, 1962, avec Monica Vitti et Alain Delon
  • (3)  La Notte, 1961, avec Jeanne Moreau, Monica Vitti et Marcello Mastroianni
  • (4)  Le désert rouge, 1964, avec Monica Vitti et Richard Harris
  • (5)  Positif, juillet-août, 2008, page 60
  • (6)  Les Enchaînés, Alfred Hitchcock, 1946, avec Ingrid Bergman et Cary Grant
  • (7)  Stromboli, Roberto Rossellini, 1950, avec Ingrid Bergman
  • (8)  Anastasia, Anatole Litvak, 1956, avec Ingrid Bergman et Yul Brynner
  • (9)  Les Amants du Pont Neuf, Leos Carax, 1991, avec Juliette Binoche et Denis Lavant
  • (10)  L’insoutenable légèreté de l’être, Philip Kaufman, 1988, avec Juliette Binoche, Lena Olin et Daniel Day-Lewis
  • (11)  Paris, Texas, Wim Wenders, 1984, avec Nastassja Kinski et Howard Dean Stanton
  • (12)  Par-delà les nuages, 1995, Michelangelo Antonioni et Wim Wenders, avec Irène Jacob, Chiasa Caselli, Fanny Ardant, Sophie Marceau et John Malkovich

Chronique n° 17 d’Alain Pusel

L’art du ring l’esquive de la toile et vice versa

Les amateurs d’art pugilistique, autrement dit, les gens qui aiment vibrer devant un combat de boxe et se délecter du son des jabs et des montées chromatiques en crochets, gauche, droit — se réjouissent : l’heure est (bientôt) venue du Grand Affrontement entre Tyson Fury et Anthony Joshua, entre une montagne faite homme et une merveilleuse technique à visage humain. Ils vont — annonce officielle — en venir aux mains, c’est-à-dire aux poings. On va compter les pains, deux fois, car la revanche est signée aussi. Texte intégral

Aventures d’un bibliothécaire (3)

Par Henri-Hugues Lejeune

Troisième Partie

La vie est un conte

Mimer les médiévistes en évaluant gravement l’orientation de la séduction à travers les âges à partir du Moyen Âge, ses mutations physiques et psychiques dès lors qu’elles se répercutent dans la littérature, le roman et autres disciplines : quel tour diabolique me suis-je joué à moi-même ? Le plus curieux en reste qu’à ce mouvement de ma part spontané et peu prévu, j’ai obéi et me suis tenu comptable à titre personnel de cette démarche improvisée.

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Chronique numéro 35 – Alain Pusel

Fêlure, enquête et variations

Of course all life is a process of breaking down…De toute évidence, vivre c’est s’effondrer progressivement… Francis Scott Fitzgerald   Francis Scott Fitzgerald, procède à une sorte d’auto-diagnostic dans son texte de février 1936 : The Crack-up (1) que l’on traduit par La fêlure ou l’Effondrement. L’existence ne serait donc que le récit, si l’on en fait état, et la sensation, si l’on est attentif à ses remuements intérieurs, d’une démolition progressive de soi-même. Le piquant de cette étude, c’est d’estimer que les coups les plus rudes, qui vont ébranler intensément l’édifice entier, ne viennent pas de l’extérieur, ne sont pas produits ou donnés par autrui ; ils proviennent de nous-mêmes. Au fond de nous. Le fameux for intérieur. Le forum de soi à soi, où s’invitent les voix et les avis des autres – Lesquels ? Ceux qu’on a gardés, ceux qui ne s’oublient pas. « De plus, pour en revenir à ma thèse selon laquelle la vie attaque de diverses manières, la prise de conscience de cette fêlure ne coïncida pas avec un coup dur mais avec un répit » (2) Puisque son texte date de 1936, de quel répit peut-il bien parler ? On peut conjecturer. Zelda, de psychologie fragile qu’il rencontre en 1918, qu’il épouse deux années plus tard, dans l’euphorie des années 20, des années folles et des beaux séjours à L’Eden Roc. Ce sont des années passées avec la colonie américaine, désenchantée et chic, sur la Côte d’Azur notamment. Zelda, telle une sirène, qui plonge régulièrement dans les eaux de la déraison et accentue le désarroi grandissant de Scott, qui mourra à 40 ans, précocement, en 1940. Est-ce, également, le contrecoup de ses échecs littéraires ? De son vivant, Fitzgerald gagne sa vie comme auteur de nouvelles, plus que comme romancier à succès. Il en est meurtri. Qu’est -ce qui avant tout provoque l’effondrement, qu’est -ce qui définit assurément une fêlure ? De son côté, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, qui mourra (en 1957) sans avoir eu la satisfaction de voir publiés ni son roman, Le Guépard, ni ses nouvelles, en particulier Le Professeur et la Sirène ; narre une variante à cet effondrement. Dans cette nouvelle, avec le personnage du Professeur (3), on est plutôt dans la définition d’une cassure ou d’une faille dans son existence. Au cours du récit cet homme vieillissant exprime bien sa suffisance, dans le domaine de la culture et du savoir, et l’on peine à identifier l’épisode incroyable et sublime qui a modifié sa vie, son rapport à l’amour et aux femmes, dès l’âge de 20 ans. Son jeune confident Corbèra apprendra de la bouche du vieux fou et du faux sage, à la fois sénateur et universitaire, le secret de ce choc incroyable, de ce retentissement toute une vie durant. La rencontre avec une Sirène, à la fois un animal et une Immortelle. Des amours insensées, au-delà de la réalité humaine, pendant trois semaines. La demande faite par la Créature pour qu’il plonge avec elle, dans son royaume marin. Une fêlure, assurément. Le Professeur confie qu’il n’aura pas connu d’autres femmes, sa vie durant. Comment goûter à des chairs de jolies mortelles, après cela. Toute une vie d’études autour du monde grec et de moqueries sur les tristes coucheries des mortels : ses piètres contemporains. La fêlure rend le sénateur La Ciura hors du monde. Fitzgerald, diminué, ne termine pas son dernier roman, Le dernier nabab. Chez Lampedusa, dont toutes les publications sont posthumes, le Professeur profite d’une invitation et d’un voyage en bateau, pour se jeter à l’eau et la retrouver. « Je t’ai aimé et, souviens t’en, quand tu seras las, quand tu n’en pourras vraiment plus, tu n’auras qu’à te pencher sur la mer et m’appeler : je serai toujours là, parce que je suis partout, et ton rêve de sommeil sera réalisé. » (4) Le Professeur disparaît ainsi, dans la trappe liquide en direction de Naples ; les autorités en sont confuses – c’était une sommité intellectuelle ; pas Corbèra qui l’imagine ainsi profiter des langueurs et félicités marines, et perdre sa mauvaise humeur. Maintenant qu’il est avec son amour rassemblé, dans l’apaisement loin des manigances et petitesses humaines qu’il raillait tant. Zelda la sirène américaine qui cède aux appels de la dépression, la fille de Calliope qui change l’existence de l’étudiant, futur grand professeur ; quelle troisième Sirène avons-nous choisi de mettre en avant ? Jo, dont il y a peu de portraits sensuels, la femme et l’unique modèle du peintre Edward Hopper. Elle aurait été – faut-il le croire, une sirène jalouse auprès de son époux qui n’aura pas pu être charmé par d’autres chants et éclats, joliment terrestres. En réponse, ou tout simplement plastiquement, la modèle ne laisse pas un souvenir impérissable dans l’œil du regardeur, excepté, sans doute, dans le tableau Summertime (5), où le peintre la représente, enfin séduisante, baignée par la lumière dans une robe d’été. Ses seins percent à travers le tissu bleu clair ; elle se tient à une colonne comme une évocation d’antique, sur la première marche d’un escalier menant à l’entrée d’une demeure qu’on devine luxueuse. A une fenêtre, à sa droite, un rideau se soulève, comme si une brise érotique s’était mise à vibrer sous le pinceau d’Edward. On aimerait bien entendre aussi la gaieté du rire de Zelda pendant les soirées sur la Riviera, et la tessiture de la voix de la fille de Calliope, s’échappant dans l’écume. « Car c'est ainsi que nous allons, barques luttant contre un courant qui nous ramène sans cesse vers le passé. » (6)
      • (1) Francis Scott Fitzgerald, L’effondrement, Rivages poche, 2021
      • (2) Idem, p.41
      • (3) Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le professeur et la sirène, Points seuil, 2014
      • (4) Idem, p.133
      • (5) Edward Hopper, Summertime, 1943
      • (6) Dernière phrase de Gatsby le Magnifique, inscrite sur la tombe de Francis Scott Fitzgerald et de Zelda au cimetière de Rockville, Maryland

Chronique n° 16 d’Alain Pusel

Peu à peu tout me happe

Peu à peu tout me happe
Je me dérobe je me détache
Sans laisser d’auréole(1)

Ces dernières semaines, à chaque fois que ma compagne et moi avons envisagé quelques jours ailleurs — plutôt vers la mer, le diktat sanitaire nous est tombé dessus, quand ce n’est pas la fermeture des hôtels et des restaurants ; bref nos jolis plans de détente y sont tombés — à l’eau.

Ne reste plus qu’à se rabattre encore, encore, toujours vers les deniers du rêve, un imaginaire, une histoire mise en pages.

La nouvelle sublime de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (2), par exemple : Le professeur et la sirène (3). Ou comment une sirène alias femme fatale, croqueuse de « poissons frémissants » et de chair (d’homme) fraîche, sévit, excessive amoureuse. Elle entraînera par le fond le vieil érudit acariâtredans un final de flots et d’écume.

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Aventures d’un bibliothécaire (2)

Par Henri-Hugues Lejeune

Seconde Partie

À travers les siècles

Je me suis entendu dire, je crois que c’est une sorte de tradition orale, d’apologue, chez messieurs les écrivains, que Drieu La Rochelle en son temps avait la réputation d’un amant particulièrement souhaitable (ceux que l’on nomme « une bonne affaire ») pour être capable de longues étreintes, quasi une heure (disait-on autour de lui ou se vantait-il ?) avant de conclure l’assaut.

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Chronique numéro 34 – Alain Pusel –

« Mon fils rira du rock’n’roll »
Michel Berger

Etranges tourments de l’adolescence, en fonction des paradigmes générationnels, des domaines et des lieux investis. Une quête doloriste, pouvoir ressentir une inquiétude, faire partie d’un club sélect en mal d’être… Culture d’une pointe d’angoisse plantée dans le cœur, au bout de la jetée d’une amitié, d’une lecture, d’une image. Qu’est -ce qui fait que le sentiment de solitude, qui submerge et laisse échoué là, dans un coin, dans son lit, est savamment entretenu. Cette quête d’un ressenti tenu pour indépassable. Un aiguillon dans le cœur qui serait le poinçon de l’élévation authentique, de la conversation élective entre soi et l’œuvre vibrante d’un auteur disparu ou alors atrocement vivant. On voit, ébloui, des dédicaces partout. Pour soi, exclusivement. Dans le rétroviseur, une pensée émue pour cette déréliction entretenue, cette sensation poursuivie. Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le soir ; il descend ; le voici (1) Enthousiasme et soliloquie. Cet artiste-ci, cet auteur-là, qui s’adresse à vous en ligne directe et alors ces phrases d’émoi notées à toute volée dans un vieux carnet… La semaine dernière, un ophtalmologue m’a demandé si je m’étais récemment cogné autour de l’œil. Un coup, une chute. Il remarquait une cicatrice sur ma cornée gauche. Finalement, il m’a interrogé sur les conditions de ma naissance – ce qui est assez difficile ; honnêtement, vous vous en rappelez-vous, de la vôtre ? Sauf à dire que vous y étiez. « Etes-vous né par forceps ? » a-t-il ajouté. Quel singulier examen. Déjà qu’il faut bien vivre, qu’avec l’âge cela devient un métier en soi, et voilà qu’il pointe un vertige : le commencement de l’existence. Forceps, force, forcé. Le bébé bute sur l’os, ou reste bloqué. Pas assez de place ou mal positionné. Un Malin Génie murmure à mon oreille gauche tandis que la droite est toute ouïe des questions du médecin qui n’en continue pas moins son examen. Les médecins font de la métaphysique sans s’en rendre compte et poursuivent leurs prosaïques investigations, sans en avoir l’air. Molière avait pour eux moins de considération. « Cette blessure n’a aucune incidence sur votre vision. » Aurai-je hésité à venir au monde ? Ai-je quitté la petite grotte pour aller hurler et devenir tout rouge entre les faces de ces étranges cuillers ? Instrument obstétrique pour chercher le bébé dans l’antre de ses débuts, lui faciliter le passage de son premier col et le lancer dans le grand bain (alors qu’il stationne dans l’humide depuis des mois). A y regarder de plus près, est-ce que c’est moi qui n’avais aucune envie de quitter ma cachette, aucune curiosité pour ce monde d’après ? Je « me » revois, dix- sept ans plus tard, dans un cinéma d’art et essai. A cultiver une suprême singularité. On doit être trois dans la salle. Ce doit être dans un cinéma de la périphérie. Je suis venu en mobylette. Je suis toujours étonné de me voir, lorsque je rentre tard, surgir dans la vitrine en face de moi, éclairé par le phare avant. AU FIL DU TEMPS. (2) Film de Wim Wenders. Est-il né avec des forceps ce W.W. ? Un auteur de road-movie est -il un être en fuite depuis le départ ? On s’accroche et ensuite on fuse. On fait du surplace, on attrape la bougeotte. Qu’est-ce que c’était que ce film qui décimait les foules et dépeuplait les salles obscures… Qu’est-ce qu’il se passait dans ma petite tête de spectateur ? L’invention d’un parcours. La question du temps et de l’espace. Une errance, une attente. Oublié l’amnios, l’autoroute des solitudes. Deux hommes comme en suspens, qui vivent avec lenteur, au fil des distances, de la beauté des noirs et blancs et des cadrages une forme de voyage initiatique qui n’en est pas un, une sorte d’introspection qui s’en détache aussi. L’association de l’espace américain (son rêve) au temps européen (son poids). Un cinéaste était né. Les adolescents solitaires allaient peu à peu le découvrir. Dans les fauteuils cabossés et vétustes des cinémas non-commerciaux. Les adolescents d’aujourd’hui ressentent moins le besoin, semble-t-il, de se perdre dans une salle obscure, pour mieux s’éprouver. Ils passent leurs soirées devant l’écran de leur ordinateur, leur téléphone clignote des messages monosyllabiques dans la nuit. Ils hurlent de rire devant les bandes annonces des films d’auteur contemporains. Ils ne vont dans des salles de cinéma que pour faire face à des écrans géants et pour s’immerger dans des films de super héros – d’une Amérique qui a remplacé ses road movies par des combats intergalactiques. Avec des héros habillés en costumes d’Halloween, loin des vestes à franges des seventies, et des vêtements sortis des Puces des années 80. Le dernier film de Wim Wenders est un documentaire sur le Pape François. En 2021, combien de bébés en France, a-t-il fallu, dès le départ, guider vers la sortie ? Ne me demandez pas le sens de cet exit…  
  • (1) Charles Baudelaire, Recueillement, Les Fleurs du mal, 1861
  • (2) Wim Wenders, Au fil du temps / Im Lauf der Zeit, 1975

Ricardo Fernandez 1980 : une échappée légère dans l’Op’ Art

Par Hélène Caron – Desrosiers

Einstein a livré le monde à l’impermanence. Malévitch a donné à voir ce monde comme relativité, un espace de lumière en mouvement, un carré blanc sur fond blanc, point d’origine et d’éternel retour. Le monde est une abstraction ; de cette vérité nous ne sortirons plus jamais. L’abîme en l’homme s’est creusée au-dehors. Malévitch y voyait un espace de formes pures en apesanteur, un grand tout vidé de ses illusions sensibles, ramené au tranchant de sa réduction ultime. Texte intégral

Aventures d’un bibliothécaire (1)

par Henri Hugues Lejeune

Première Partie

Approche

   Je me livre actuellement, de manière bien velléitaire, au rangement de mes livres. Velléitaire ? Car je ne sais guère comment réagir s’il est question de les classer et qui pourrait prétendre « ranger » des livres s’il ne les classe, ce qui revient malheureusement à dire se classer soi-même et où allons-nous dès lors ?

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Anselm Kiefer pour Paul Celan

Par Iris Alter

Anselm Kiefer pour Paul Celan Par Iris Alter Le Grand Palais Ephémère a accueilli une exposition spectaculaire et hors norme, qui semble venir d’un autre monde. L’œuvre de Kiefer pour Celan est surdimensionnée, radicale et apocalyptique, et pourtant elle est poétique et incarne la promesse d'un renouveau. Elle nous fait vivre l'expérience abyssale de notre condition humaine. On se sent fragilisé mais on en sort émerveillé. La démesure du lieu, son caractère brut et provisoire est en parfait diapason avec d’un côté les gigantesques toiles et sculptures de Kiefer et de l’autre les incroyables débauches de la Shoah thématisées par Celan - un traumatisme qui les ronge tous deux, poète et plasticien. En entrant dans la pénombre du ventre du Grand Palais Éphémère qui se dresse tel un fossile énorme avec ses ossatures organiques en bois entre la Tour Eiffel et l’École Militaire, j’étais immédiatement à fleur de peau. Né en Roumanie en 1920 au sein d'une famille juive ashkénaze de langue allemande, Paul Celan, poète et traducteur, a vécu les horreurs des camps nazis et y a perdu ses parents. La mort, le néant, la solitude, le désespoir, il les a traversés et en témoigne dans sa poésie à travers une langue cryptée et fracturée. Son œuvre est à la fois morale et esthétique, implacable dans l’accusation de la culture et de la langue allemande qui est pourtant sa langue maternelle, un conflit permanent. Pour y échapper, il s'installe à Paris. Il finira par s'y suicider en 1970. Anselm Kiefer est né en 1945 dans une Allemagne lourde de culpabilité, détruite, démoralisée, chaotique. Il grandit parmi les décombres, motif récurrent dans son œuvre, qui deviendront pour lui le symbole d’un départ nouveau. Il fait partie de la première génération de l'après-guerre qui porte, malgré elle, le fardeau de l’histoire et qui est en même temps assujettie à la loi du silence dans une société qui veut surtout oublier. Très tôt, il lit la poésie de Celan et devient un acteur important du mouvement de réflexion critique qui veut briser le silence sur les tabous en Allemagne. Au fil du temps, Kiefer développe dans son travail un besoin presque obsessionnel de traduire le monde du poète avec les moyens du plasticien. Il transforme ses poèmes en toiles, en sculptures, en assemblages et leur donne de nom de ses poèmes. Il dit vouloir prendre l’histoire et la former comme de la terre, transformer le temps géologique en temps cosmique, porter la poésie aux étoiles. Dans son travail il réunit la perspective du plasticien, de l’historien, du philosophe et du poète. Son côté intellectuel m’a beaucoup impressionné dans un entretien avec lui en 2007. Ses toiles sont d’une taille rarement vue auparavant, même après son exposition qui a inauguré la Monumenta au Grand Palais en 2007. Il les présente sur des roulettes comme dans un atelier, presque furtivement. Il les travaille en émulsion, acrylique, huile, gomme-laque, résine, plomb, verre, fils de fer, bois brûlé. Il y colle des plantes et y fixe des objets d’usages étonnants. Il se sert de la craie pour y inscrire les titres ou pour citer des poèmes de Celan. Avec ces outils aux valeurs symboliques, il construit une matière impressionnante qu’il traite comme un sculpteur et met ainsi efficacement en scène l’immensité de ses thématiques. Les plantes séchées, les fougères, les pavots, les roses, les pailles- tous semblent venir de la nuit des temps. Ils sont vivants mais archaïques, et pourtant éphémères. Les énormes objets collés ou fixés sur ses toiles - un bateau, un caddie remplie de charbon,…, ont un caractère presque bucolique. Les collages de vêtements symbolisant les disparus dans les camps de la mort sont remplis d’épis dorés. Est-ce l’espoir d’un renouveau meilleur? A la fin de l’exposition, l’aperçu de l’atelier de Kiefer, plus exactement de l’endroit où il garde ses matériaux, est original et impressionnant. Des étagères géantes arrangées en U devant les vitres qui laissent entrevoir la Tour Eiffel sont remplis d’un capharnaüm d’objets, qu’on retrouve dans ses collages. On y voit des fleurs séchées, des tiges, des fils de fer, des éclats de verre, des robes de femmes en sculpture surmontées de végétation, rangés dans des tablettes en métal, mais aussi un tas d’objets insolites qui ont tous un vécu visible. Pourquoi vouloir cette exposition explicitement consacrée à Paul Celan après toutes ces années de dialogue avec ses poèmes? Interrogé Kiefer parle du danger de l’oubli au moment même où les derniers survivants de la Shoah disparaissent. Il veut garder la mémoire intacte pour éviter que l’histoire se répète. Ainsi, les bunkers souvent thématisée dans ses toiles sont des mémoriaux contre l’oubli aussi bien que la sculpture taille nature du bunker dans un cage de verre où sortent des pavots de chaque fissure ou encore l’avion en plomb dont les ailes sont chargées de livres et des pavots. Les similitudes entre sa biographie et celle de Celan, qu’il n’a pourtant jamais rencontré, pourrait en être l’autre raison. Comme lui, il est en permanence en conflit avec ses origines. Comme lui il porte les séquelles de la Shoah, tel le revers d’une médaille. Comme lui il quitte son pays pour vivre en France, à Croissy et à Barjac, et ressent une appartenance à deux cultures. Un artiste à suivre d’urgence.

Chronique n° 15 d’Alain Pusel

Le dernier à parler

C’est le dernier qui a parlé qui a raison… Tout le monde a déjà entendu ce dicton qui devint d’ailleurs le refrain d’une chanson à succès début 90. Celui qui gagne est donc le dernier qui prend la parole ? Sans tenir compte des propos tenus, de leur véracité ou de leur portée ? Dans les dialogues socratiques, les premiers locuteurs, souvent, patinent, ou s’ils sont de faux rusés sophistes, ils sont immédiatement déconsidérés et Socrate a beau jeu, en leur succédant, faux ingénu, de les surclasser. Texte intégral

NICE CON-FINÉ

Par Ben Vautier

Bonjour ICI BEN, Voici une petite Newsletter d’un con fini confiné. (jeu de mot idiot) Je me demande qui me surveille sur le net ? Cela me rend triste. Tous les matins je trouve mon ordinateur hacké. Je soupçonne alors les services secrets Russe, Chinois, Occitans comme dans la série « le bureau des légendes » Texte intégral

Chronique numéro 33 – Alain Pusel

Jason et James : si proches et différents

Attardons-nous quelques instants sur deux « franchises » du cinéma contemporain, sur lesquelles l’esprit des séries issues et fabriquées pour le petit écran, voire pour le Très Petit Ecran, plane… nombre de nos concitoyens regardent leur série sur le timbre-poste de leur écran de téléphone portable durant leurs déplacements métropolitains. Ils regardent une série en se couchant, en se levant, durant leur temps de transport, durant leur temps de pause déjeuner. Finalement, on pourrait les transporter à l’époque des feuilletons dans les journaux d’avant-guerre (la Première). Et Emile de Giradin (1) par l’entremise de La Presse et des récits de Honoré de Balzac, les ferait autant rêver que Marc Randolph et Reed Hastings par celle de Netflix et des péripéties de Emily à Paris. La seule différence c’est qu’il faudrait lire et imaginer : soit prendre la clé des champs… et non écouter et regarder un piètre champ/contrechamp. C’était donc mieux maintenant. Et Hibernatus (2) peut continuer à dormir tranquillement en comptant les glaçons, dans son beau pays de neige. Revenons à nos blancs moutons, comme de petits nuages finement duvetés par le dieu Zéphyr dans le ciel au-dessus des toits et marquons un arrêt à la station JASON BOURNE. La trilogie s’étale de 2002 à 2007 : Jason Bourne : la mémoire dans la peau ; Jason Bourne : la mort dans la peau ; Jason Bourne : la vengeance dans la peau. Des actions, des paysages exotiques – Manille, l’Inde- des courses poursuites ( à pied, à cheval, non, en voiture, oui, à bord des trains à chevaux vapeur) un ex-agent de la CIA en cavale, à moitié amnésique (mais aux muscles omniscients) et un visage lisse, poupin et rassurant : celui de Matt Damon, un acteur qui construit sa carrière avec sérieux et discernement. Qu’est -ce qui fait que Jason Bourne est différent de l’autre agent ? Pas par le droit de tuer, ils ont tous les deux la « licence to kill » , mais par la manière de filmer ! Cette volonté affichée par les réalisateurs de la saga Bourne de la jouer images tremblées et caméra sur l’épaule ; procédé pour les jeunes/vieux. On avait compris que l’action est trépidante, pas besoin de surligner par la caméra qui bouge les décisions rapides prises par Jason, qui a beaucoup oublié mais pas ses réflexes inscrits à même le corps de son entraînement de super agent. Et aussi de faire fi du film précédent : plutôt que raccord subtile il y a lourd et confus rappel de l’épisode, pardon, du film précédent et un air immédiat de déjà-vu nuit à l’implication du spectateur. Au lieu de rejouer l’intrigue du « il se souvient / il ne se souvient pas », de ce qu’il s’est passé lorsqu’il a perdu la mémoire et lorsqu’il en retrouve des petits bouts, on aimerait se projeter vers l’après et éviter cet avant, cet éternel hier, de ce passé qui ne passe pas chez lui, d’autant plus qu’il n’arrive pas à recomposer le puzzle. En tant que spectateurs français, nous avons bien noté que tout ressassement autour d’un traumatisme nous renvoie, devoir de mémoire oblige, au passé vichyssois, et nous en avons épuisé – le croyons-nous, dans notre gobelet de thermalisme effervescent, toutes les bulles… Deuxième station : Bond, JAMES BOND. Les épisodes de cette franchise, avec un 007 sous les traits de Daniel Craig (3) depuis quinze ans, sont marqués par une volonté scénaristique de continuum entre deux , voire trois films successifs. Fidélisation courte ? Tentative de coller aux tendances du moment ? Mnémosynie pour les post-modernes ? Dans ce feuilletonnage entre hier et aujourd’hui, extrayons de ces lasagnes bondiennes le meilleur de ces années de projet pontif : « Skyfall » de Sam Mendes. Le dernier épisode sorti en 2021, No time to die, est marquant mais moins accompli. Loin de ce jeu de cache-cache propre à Jason avec des traumatismes et leur flou rappel, la névrose individuelle de James qui est développée dans cet opus, véritable pierre de touche, nous stimule et nous oppresse chacun, chacune : à chaque spectateur le lest de sa propre famille. Nous sommes en communion et en complicité avec 007. Ainsi ce magnifique Skyfall nous mène sur les traces initiales de James ; et comme le dit avec justesse M (sa mère adoptive et accessoirement la Directrice du fameux MI 6) : « les orphelins font les meilleurs agents ». Le film se déploie sur une trame œdipienne : le « bon fils » désabusé revient à la surface parce que sa Mère, M, est en danger (James) ; le « mauvais fils » (l’ancien agent du MI 6, Raoul Silva) en pleine hainamoration maintient le cap pour assassiner ses Mères Patries (M et MI 6 tout ensemble) ; M rend son dernier souffle dans les bras de l’Orphelin qui aura tué, un peu trop tard, le Frère d’arme (en anglais : Brother in arms !) devenu ennemi juré de la Couronne (blessé par l’amour perdu de la Mère ( M + MI 6)). Nous connaissons bien ce sentiment : avoir regardé en arrière, pour mieux nous relancer vers l’avant. Jason, lui, voit toujours flou avant/après. Merci James de nous requinquer de la sorte en ce janvier 2022 : nous serons donc, chacun, chacune, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait les autres. Nous aurons donc, héros de notre propre franchise, à nous occuper de nous-mêmes tout du long de cette nouvelle année, que nous avons, ô joie inégalable, commencé à vivre. Never say never again ! (4)    
  • (1) Emile de Girardin, 1812-1887, fondateur du quotidien La Presse dont il réduit le prix de vente par rapport au marché et y fait insérer les premiers romans-feuilletons, notamment des nouvelles à suivre de Balzac.

  • (2) Hibernatus : film de Edouard Molinaro, 1968, dans lequel Louis de Funes, alias Hibernatus, est retrouvé congelé au Groenland. Il retrouve sa place dans la société et dans sa famille, 65 ans après le début de son hibernation.

  • (3) Daniel Craig incarne James Bond à cinq reprises depuis 2006 : Casino Royale (2006), Quantum of Solace (2008), Skyfall (2012), Spectre (2015), Mourir peut attendre (2021)

  • (4) Sean Connery revient dans son costume de 007 en 1983 pour cet épisode…

Rires et grincements : Gombrowicz à l’Opéra Garnier

Par Cybèle Air

L’art lyrique admet-il le rire ? Le grotesque ? Peut-on rire à l’opéra ? La distance du rire est-elle compatible avec la saisie par l’émotion musicale de tout l’être, son emportement ? Certes le Falstaff de Verdi prête-t-il au ridicule, et le forcené de la Tablature, dans Les Maîtres Chanteurs de Wagner, s’emberlificote dans ses calculs de rimes avec un sérieux drolatique et sot. Mais la musique nous emmène, les voix nous transportent, sans que la distance, l’écart critique n’aient vraiment leur place. Texte intégral