Un nouveau theatre elisabethain
Par François Coupry
Je suis agacé par les acteurs qui veulent jouer juste, être naturels, du moins avoir l’air naturel, quand la justesse du ton, du geste, n’est qu’un artifice. Et quand personne, même si l’on ne se trouve pas en représentation, ni sur une scène, ni devant une caméra, un téléphone, même dans la vie apparemment secrète, ne joue bien, mais plutôt faux, mal.
Délibérément, EC pousse ses actrices, ses acteurs, à jouer non pas précisément faux, mais disons « à côté », dans un autre registre, un autre rythme que le naturel arbitraire ou conventionnel. Ces danseurs, danseuses, marchent par exemple à petits pas, tiennent leurs épaules ou leur dos soit trop raides, soit trop désarticulés, parfois tels des somnambules. Leurs bras partent en avant, en arrière, le spectateur ne sait pourquoi, est surpris. Si les dessins animés s’efforçaient moins à imiter platement le réel, ce théâtre leur ressemblerait, avec ses constantes métamorphoses.
Le pseudo-naturel des comédiens ordinaires, ces mimiques et ces mouvements de cheveux ou de mâchoires qui singent la spontanéité, ne servent qu’à accentuer la maladie récurrente du théâtre ou de son avatar cinématographique : l’identification aux personnages, à la situation de la dramaturgie. Heureusement, avec le théâtre d’EC, on ne s’identifie jamais, on reste en dehors, ce qui fait sa beauté. Quelle bêtise de croire que l’on doive adhérer à la beauté. Elle vous saisit à la gorge, vous éloigne, gêne.
Devant Dementia praecox, ou Requiem pour les artistes, le spectateur, tout sexe confondu, venu peut-être pour se reposer et admirer, éprouve une gêne, voudrait s’enfuir, ne sait où se mettre, quoi et comment regarder.
Et quand, souvent, la mise en scène s’évade hors de la scène proprement dite, hors de cet espace théâtral déjà assez indéfini, vous entraîne ailleurs par des escaliers, des labyrinthes, des couloirs, des jardins intérieurs, ce n’est pas pour mieux vous faire participer, vous aider à vous intégrer, mais presque comme pour vous rejeter : partout, vous vous heurtez à des figures encore plus colorées, noires, rouges, toujours ces somnambules, des vivants d’un autre monde. Parfois, ce sont des archétypes d’un bal infernal ou des boites de nuit, mais le plus souvent des figures mi-humaines, mi-animales, méconnaissables, surgies d’on ne sait quel souterrain. Des images de terreur revêtues de toiles d’araignées qui sont les parures des costumes.
Si le style baroque doit aller jusqu’au bout de sa propre caricature, le style grotesque va encore au-delà : il se sublime en se ridiculisant. Les visages épouvantables, les postures outrées, les gestes hors-normes, ces transgressions, dans les sculptures notamment, vont plus loin que les satires ou qu’un tragique qui se voudrait sans cesse comique. Et bien plus loin qu’un art simpliste de la dérision ou qu’une manière de se moquer. EC ose et assume cette étrangeté d’un grotesque si rare de nos jours, elle en revendique la violence. Elle plonge dans les difformités avec une morale précise : ni pour terrifier, ni pour répugner, ni pour prêter à rire, mais pour aller jusqu’au bout de soi. Voilà : pour inciter ses comédiennes, ses comédiens, à aller jusqu’au fond de leur propre ridicule.
Il fallait que ce soit une femme, si EC est une femme et non un elfe hors du temps, pour rendre évidente cette éthique, cette métaphysique du grotesque, qui longtemps a été l’apanage des mâles.
Et il fallait sans doute également que cette femme soit polonaise. Et que bizarrement, ou pour des raisons forcément déraisonnables, elle exerce son art chorégraphique, cette perversion de la chorégraphie, en France, pays dont la culture est la plus éloignée du sentiment du grotesque, même après Rabelais, Jarry, Ionesco, quelques arabesques romantiques de Hugo.
Elle est polonaise, pays des expérimentations scéniques d’un Kantor ou d’un Grotowski. Pays de ce fameux Witkiewicz qui vous accueillait chez lui accroupi tel un nain pour ensuite se redresser, devenir géant. Pays des exaspérations littéraires d’un Gombrowicz qui créa le concept du « cucul », l’art d’infantiliser l’autre, ce qui est d’actualité, et surtout mit en scène des déformations du visage, ce qu’il nommait « faire une gueule », modifier l’apparence de quelqu’un, le pétrir, prémices des monstruosités d’EC, l’héritière de ces métaphores, de ces métamorphoses, de ces reconstructions qui revendiquent la suprématie de la forme sur le fond, le sens, dans toute relation humaine. Ainsi, dans ses spectacles, les répliques, les dialogues, sont incompréhensibles, murmurés, bafouillés, seule la « gueule » parle.
Elle est Polonaise, et si je la nomme EC, c’est parce que, quand son prénom d’Elizabeth peut s’entendre, même avec un z, son nom de Czerczuk est imprononçable pour un latin qui louche sur trop de consonnes, ce qui explique aussi les mots bafouillés sur scène. Il y a quelque chose d’unique dans la culture polonaise, comme dans la culture japonaise, une radicale étrangeté, une distance infranchissable. Et justement Jarry situe l’action d’Ubu en Pologne, « c’est-à-dire nulle part ».
Au delà d’un héritage, EC vient de nulle part, mais je suis sûr qu’elle sait où elle va : continuer à ré-inventer, à mieux voir le monde dans ce registre tout neuf que l’on pourrait baptiser le « sous-réalisme ».