Une cabane de fortune
Par Jacques Lombard
Jean-Paul frigorifié par ces longues heures passées à filtrer les automobilistes au rond-point d’Arçonnay s’était réfugié dans leur cabane de fortune édifiée à l’aide d’un arrangement de palettes en bois consolidé par des pneus usés. Ils étaient cinq à avoir passé la nuit à cet endroit où s’ouvre l’embranchement routier pour Orléans ou Chartres quand on entre dans la ville d’Alençon. Malgré le petit déjeuner copieux offert par un restaurateur voisin, ils avaient tous du mal à se réchauffer sans doute en raison de cette nuit blanche dont ils avaient perdu l’habitude, car le plus jeune d’entre eux ou plutôt la plus jeune avait dépassé quarante-cinq ans.
Un feu de planches détachées des palettes brûlait devant l’abri et l’onde de chaleur restait emprisonnée dans cette poche improvisée lui procurant un vrai bien être. Il glissait doucement dans une sorte d’engourdissement propice à toutes les rêveries, état intermédiaire dans lequel il essayait de se maintenir sans s’endormir pour ne pas perdre la face devant ses camarades dont il entendait la conversation bruyante et joyeuse toute proche.
Jean-Paul tentait de trouver une position un peu confortable assis au centre d’un gros pneu provenant sans doute d’un camion et en profita pour saisir une pile de journaux entassés sur une chaise en plastique blanc où les uns et les autres venaient se reposer à tour de rôle pendant la nuit. Son regard fut attiré par une photographie dans un article du « Parisien libéré » où surgissait un personnage au visage noir figurant un crâne avec des dents très apparentes, les bras levés exhibant des petits poings rouges fermés. Son corps en forme de rectangle dessinait une radiographie très colorée de ses différents organes, isolés et comme suspendus. Une couronne jaune était posée au-dessus de sa tête et le personnage se détachait sur un fond neutre tissé de graffitis incompréhensibles…
Il parcourut l’article qui rappelait que l’exposition de la Fondation Louis Vuitton consacrée à Jean-Michel Basquiat et à Egon Schiele allait encore se prolonger une semaine en ce début janvier après avoir connu une fréquentation record. Il connaissait Basquiat qu’il détestait et encore mieux Schiele qu’il appréciait beaucoup et un flot de souvenirs mêlé d’impressions indistinctes le submergea à cet instant lui rappelant ses études d’histoire de l’art à Paris quand il avait commencé à vivre avec Jocelyne. Ils eurent trois enfants ensemble. Devant trouver des ressources régulières, il se résigna à abandonner ses études en suivant Jocelyne à Alençon, sa ville de naissance, où elle avait fait le choix de s’installer comme infirmière libérale fuyant le rythme infernal de l’hôpital Saint-Louis à Paris et battant maintenant la campagne ornaise pour effectuer des prélèvements et prodiguer les soins les plus divers. Il avait pu trouver grâce à cette simple licence un emploi d’agent administratif juridique à la CPAM de l’Orne. Son salaire dépassait le SMIC de deux cent cinquante euros environ et on lui avait confié le suivi des dossiers difficiles de suicides, anormalement élevés chez les éleveurs et les agriculteurs.
À Paris, il s’était spécialisé, à l’époque, dans des recherches sur le « street art » après s’être longtemps intéressé à la vidéo artistique avec la découverte du puissant travail de Bill Viola. L’art urbain lui était apparu comme une précipitation, une incandescence de l’espace collectif imaginaire qui meuble la ville à chaque instant, un moment de lecture absolu. Basquiat, alias SAMO dans les rues de New York, l’intriguait et le dérangeait fortement. Son travail volontairement naïf exaltant le simplisme coloré des dessins d’enfants était une provocation ininterrompue dans son refus d’une recherche stylistique qui valait plus par cet effet recherché que par son contenu même. D’ailleurs, il n’était pas loin de penser que l’artiste se noyait en quelque sorte dans l’effet provocateur de son œuvre. Fortement appuyé par Andy Warhol et quelques critiques d’art, Basquiat était devenu une sorte d’idole noire, d’âme damnée de la création plastique nourrie de toute la mauvaise conscience des Wasps face à la misère, à l’humiliation, à la discrimination dont étaient victimes les populations noires américaines. On s’arrachait ses œuvres à des prix de plus en plus élevés. Elles devenaient ainsi un produit typique de l’art contemporain, sorte de monnaie privée réservée aux nantis de l’économie libérale qui, en plus, trouvaient là une manière de supplément d’âme, une rédemption les dédouanant de leur affairisme irréductible. En plus, Jean-Paul soupçonnait la plupart d’entre eux de détester malgré tout le travail de Basquiat.
Et là, dans ce petit matin triste et grisâtre, portant son regard derrière la toile bleutée de son abri qui battait au vent avec un claquement régulier et agaçant, il se demandait si leur action de sensibilisation à leur glissade presque irrésistible vers la pauvreté ne devait pas aussi passer par une forme nouvelle de « street art » maintenant issue des ronds-points qui ferait surgir au plus fort l’angoisse, la colère, la révolte. Une tentative pour tresser, ajuster, coordonner tout ce qui se passait là dans un seul geste, un même mouvement, une sorte de définition par le sensible, les textos échangés, les débats enfiévrés, la dureté du travail au quotidien, les salaires dérisoires, la fiscalité, le coût de plus en plus élevé de la médecine, la transformation des relations de genre que beaucoup avaient du mal à bien comprendre, la solitude, la misère sexuelle rarement avouée qui pointait quelquefois son nez dans une confidence rapide, les emballements pour une balade printanière dans la campagne…
Un soir il avait longuement parlé avec Yvette, serveuse dans un restaurant, mère de deux jumelles qu’elle élevait seule et qui multipliait les activités pour s’en sortir, travaillant en plus çà et là, faisant des ménages et préparant des repas pour des personnes seules qui refusaient d’aller dans un EHPAD. Il lui avait raconté la désolante histoire de sa séparation avec Jocelyne, la pension alimentaire pour leurs trois enfants, sa situation matérielle de plus en plus difficile, ces week-ends sans sérénité où il pensait constamment au moment de la séparation obligatoire à 18h précise après un même tour de manège dans le parc d’attractions… Sans réfléchir, il lui avait pris la main puis caressé doucement la joue et ils avaient fait l’amour dans ce même recoin craignant d’être surpris, maladroitement, à la va-vite, découvrant leurs odeurs avec une grande timidité. Le froid leur sembla tellement intense après…
Il se disait ainsi qu’il fallait aller au-delà des démonstrations carrées, dire la vie des gens avec leurs mots, leurs images, leurs scrupules, leurs malaises en s’appuyant seulement sur l’âpre vérité des choses telle qu’elle sautait aux yeux ! Trouver une manière simple d’être ainsi plus forts et moins seuls avec sa honte, l’humiliation d’une vie médiocre tellement contraire à tous les rêves ! Faire vibrer mille petites choses entre elles dans l’univers des rêvasseries, des errances, des utopies, des évasions entre des panneaux muraux, des photos sur les portables, des vidéos sur ce lieu de nulle part, des écrans de télévision, des histoires personnelles, des photos de famille, des souvenirs de vacances dans la petite maison de retraite des parents, des recettes de cuisine.
Un étendard en quelque sorte, un même récit où chacun pourrait néanmoins se retrouver, pas de slogans, de promesses pour l’avenir, mais quelque chose qui nous montre comment on passe du plus petit de la vie de chacun aux grands évènements, comment l’un nourrit l’autre et vice versa. À l’inverse de l’art contemporain fait pour cultiver les différences, pour rehausser encore plus les personnes dans leur proximité avec l’art donné là comme un sens ultime de la vie, mais toujours en forme de trompe-l’œil !
Un grand bonheur envahit alors Jean-Paul, il avait très envie de bidouiller quelque chose sur son ordinateur, avec PowerPoint pour commencer…
Avril 2019
Jacques Lombard est un anthropologue (IRD, ex-Orstom) et cinéaste français spécialisé dans l’étude de Madagascar, et du pays lobi au Burkina Faso. Ses travaux les plus récents portent sur la place de l’image dans la recherche en sciences sociales (construction des faits et écriture de l’anthropologie) notamment à travers l’étude comparative des phénomènes religieux et sur l’approche des notions d’imaginaire partagé et de « sujet social ». Ces dernières années, il collabore régulièrement à des publications à caractère littéraire qui lui permettent de transmettre l’expérience humaine incomparable acquise grâce à son travail d’anthropologue dans d’autres sociétés.