Zvi Milshtein, mon père et moi.
Alain Pusel
Zvi est né à Kichinev, aujourd’hui capitale officielle de la Moldavie, autrefois vassal de l’Empire du dictateur Joseph Staline.
Cette petite république sortie du joug soviétique risque, bien malheureusement et rapidement de tomber dans les griffes poutiniennes. Zvi, qui s’y connaissait en géopolitique, vu les drames et les péripéties qu’il avait vécus autour du conflit mondial de 1939, savait très bien qu’il ne faut pas accorder une once de confiance à un ancien agent du KGB. Une telle mauvaise herbe ne fait que grandir et se renforcer. Souvenir joyeux : cette Moldavie, revue par Milshtein dans les années 2010, renvoyait de manière délicieuse à des épisodes de Tintin : on avait l’impression de revivre les aventures du
Sceptre d’Ottokar, avec une menace bien désuète en arrière-fond… Hélas, l’Histoire ne change jamais – il n’y a que les énarques et les geeks pour croire l’inverse, seules des périodes entre parenthèses nous autorisent quelque détente.
Lorsque j’accompagnais Zvi à des Foires d’art contemporain ou pour des expositions à l’étranger, je savais que je m’embarquais pour des aventures spatio-temporelles déroutantes et que j’allais sentir le vent de l’aventure. En Suisse, en Allemagne, en Espagne, en Suède… les journées passées sur le stand de l’exposition – où l’on attend pendant des heures le passage du Collectionneur fidèle, de l’Amateur éclairé, du Journaliste dithyrambique ponctuées par les visites de Barbara et de Lara, enthousiastes et souriantes, le scénario se reproduisait : tout à trac surgissaient des visiteurs, surtout des femmes, d’un âge indéterminé, vêtues de façon inactuelle et aux propos anhistoriques. Dès leur phrase d’introduction, je me mettais à rêver… Zvi, tout ragaillardi et tout sourire, laissait tomber sa gitane sans filtre, se redressait d’un bond et débutait alors une sorte de valse linguistique et corporelle : il se mettait à parler une langue inconnue. Sans doute parfois le russe (pour une dame au lourd collier), parfois le yiddish (pour une dame au châle couleur parme), parfois une autre variante (mais de quelle langue ?) avec une dame en pantalon de cuir rose et parfois – tiens, il me semblait reconnaître ces assonances, dans la langue du quartier latin avec une jeune femme bohème au rouge à lèvre vif et à la démarche chaloupée.
Zvi rêvait aussi en plusieurs langues, mais son pire cauchemar était celui de voir le Louvre en cendres, ravagé par un terrible incendie. Il fallait alors le rassurer, trouver un journal, interroger le réceptionniste de l’hôtel, appeler un copain à Paris. Sa souffrance disparaissait, son inquiétude demeurait. Je me rappelle d’une fois, où dans son rêve, plus sophistiqué, c’était Rika Zaraï qui lui téléphonait pour lui apprendre la sinistre nouvelle : les Delacroix, le Radeau et les Chardin étaient la proie des flammes. J’avais manqué la carrière artistique de Rika, j’avais des doutes sur sa reconversion paramédicale : elle conseillait dans ces années-là l’utilisation de force tisane régénératrice ; j’ignorais tout de ses compétences de Pythie. Peut-être Zvi, lors de son arrivée à Paris, avait-il fait le portrait de la belle Rika et en avait gardé une mélancolie cachée ? Il faudrait demander à quelques exégètes milshteiniens, si des dessins ayant pour titres : « Les dessous de l’affaire », « L’envol de la cuisinière » et « Caramba » nous en apprennent plus sur cette télépathique affaire.
Je ne voyais plus Zvi depuis longtemps, il vaut mieux conserver l’éclat de quelques précieux moments de sa jeunesse, me disais-je. Les années défilent. Un matin, je reçus un appel sur mon téléphone portable, je marchais, un peu taciturne, dans un Paris baigné de pluie. C’était lui. Il avait composé un faux numéro ; plus exactement il s’était trompé de numéro et donc de personne. Je lui dis qui j’étais alors qu’il parlait de rendez-vous et de photos, instantanément il me parla comme si c’était vraiment moi, cette fois. Quelques minutes chaleureuses qui me touchèrent au cœur. Il m’invita à venir le voir à Lyon. J’acquiescai. Je ne le fis pas. Le même jour, peu après, je reçus un appel de mon père : il avait eu l’impression que je l’avais appelé. Ce n’était pas le cas. La succession des deux brèves conversations m’avait durablement frappé. Avec le recul, cette scène des deux appels pourrait prendre place dans un film de Krzysztof Kieslowski. Avec une image travaillée en couleurs jaune et verte. Et un regard bien interrogatif. Je suis allé voir la belle exposition de Zvi à Sens avec ses ludiques et magnifiques papiers froissés en boule. Tout était là, de son art et de son humour, en encore mieux. Ces dernières années, mon père a progressivement cru entendre et cru voir de plus en plus d’événements et de personnes. Je me frotte les yeux.
Mon père et Zvi sont morts tous les deux le même jour, un 4 février, de la même année.