Un jeudi soir chez Elisabeth Czerczuk
Par Alain Pusel
« Abandonnez tout espoir vous qui entrez ici »
Dante, La Divine comédie
L’injonction qui est affichée par Dante, ensuite par Rodin, au-dessus des portes de l’enfer prend – il tout son sens, après avoir pénétré dans le théâtre rouge et noir de Elisabeth Czerczuk ?
C’est une citation qui peut venir aux lèvres, tandis que l’on déambule au milieu de mannequins démantibulés, de chariots remplis de (faux) membres sanguinolents, après être passé devant de petits sièges tournés vers le mur en forme de crânes colorés.
Les spectateurs, souvent couverts, traînent leur attente près du bar. Portent-ils le chapeau de quelque sinistre présage ?
Les minutes s’égrènent. La porte de la «Direction» s’ouvre, une femme blonde, aimable, surgit et sourit, s’esquive.
Faut-il être inconscient ou fort désirant pour (en) rester là alors que des rumeurs – cris, rires, hurlements bientôt serpentent depuis les bas-fonds.
Tout à coup, une quinzaine de personnages, chacun très typé, tout droit sorti à tire d’(une) aile psychiatrique ou d’une succursale d’un cercle de l’enfer rejoint l’assemblée accrochée au comptoir. Sans doute à dessein, la rue Marsoulan possède en son sein, à quelques pas du théâtre une paroisse de l’Immaculée Conception : de quoi se raccrocher si la séance vire au soufre ?
Quelles sont donc les âmes en danger ?
Nous voici réunis dans la salle. Pendant de longues minutes, chaos, convulsions, délires et tout ceci parfaitement réparti et organisé par l’admirable troupe, se donnent à voir et à entendre : il faut bien que le corps s’exprime et paie.
Nous sommes quinze dans les gradins : exactement le même nombre que la troupe. J’attends le moment imminent : la réunion entre le chaos organique des comédiens et l’attente inquiète des spectateurs ; un aliéné en couple avec chacun, pour épouser ensemble une catharsis singulière.
Finalement, l’osmose n’aura pas lieu ; nous surplombons le défilé des processionnaires en accompagnant du regard leurs derniers rictus. La parade jette ses derniers feux.
Il y aura eu quelques imprécations en russe, en allemand et en anglais, et une minute italienne avec une poitrine fellinienne et une lascivité outrée. Le tressautement hystérique du groupe sera resté discipliné, l’indivision aura tendu vers l’unité.
Faut-il tout maîtriser de Witkiewicz pour joindre un seul sens à tous ces éclats ?
Je ne sais. Il ne faut pas abandonner l’espoir de bien comprendre. On peut déjà toucher à la jubilation d’apprécier une telle mécanique des corps, vecteurs du roulement d’un éclatant tambour, d’une pensée.
Nous repartons le cœur battant dans cette nuit de novembre. Les ailes de l’espérance cheminent à nos côtés.
Théâtre Elisabeth Czerczuk – Dementia tremens –
20 rue Marsoulan Paris 12 – Tél : 01 84 83 08 80