NOUS SOMMES TOUS VULNÉRABLES ET INTERDÉPENDANTS Entretien avec Sandra Laugier
Par Catherine Murgante
Philosophe, professeure de classe exceptionnelle à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France, Sandra Laugier travaille sur les questions de philosophie du langage ordinaire, de philosophie morale, d’éthique du care qu’elle a contribué à introduire en France, de politique - désobéissance civile, démocratie, mobilisations contemporaines – et d’études de genre. Pourquoi parler de care plutôt que de soin ? Que nous donne-t-il à voir ? L'art peut-il participer au soin ?
Comment la question du soin est-elle devenue centrale ? Nous sommes dans un moment de logique de gestion capitaliste au sein de l’hôpital, où on voit ce que signifie la tarification à l’acte. Elle pose beaucoup plus la question non pas de la gestion, mais du soin lui-même et de la qualité du soin.
La question du soin est devenue centrale depuis la pandémie, la COVID. C’est à ce moment que l’on a commencé à voir qu’il y avait des catégories de personnes très diverses qui en fait assuraient une grande part du travail de soin au-delà du médical. Les travailleurs du soin, non seulement les médecins, mais les infirmières, les aides-soignants et aussi des personnels de logistique.
Il y a une distinction qui apparaît dans l’éthique du care. Qu’est-ce qui différencie ce qu’on appelle le care de ce qu’on appelle le soin ?
Il y a eu une visibilisation de cela pour le public, au moment des applaudissements pour les soignants. Tous les jours, le soir à 20 heures, c’était une manifestation générale de reconnaissance de ce travail qui n’est pas, en fait, le soin médical ou technique à proprement dit, mais qui contient une dimension de préoccupation, de souci, d’intérêt pour le patient, mais que ne recouvre pas forcément le mot soin.
Le care, c’est la reconnaissance de cette part d’attention et de soin qui n’est ni quantifiable ni tarifable. Le care c’est l’attention spécifique apportée aux personnes et qui n’est pas la même pour tout le monde. C’est une sorte de doctrine morale qui explique que chacun est particulier et qu’il n’y a aucun principe général que l’on puisse appliquer mécaniquement à toutes les situations.
La tarification à l’acte ne prend pas en compte, ignore même, cette dimension du soin qui ajoute du temps, des gestes qui ne vont pas être comptabilisés.
Qu’est-ce que cela signifie « bien soigner » quelqu’un ?
Il est certain que bien soigner, c’est d’abord débarrasser des souffrances inhérentes à sa maladie. "Bien soigner" doit vouloir dire qu’il ne faut pas traiter les personnes comme des numéros ainsi qu’elles sont souvent traitées dans le système hospitalier, mais comme des êtres humains.
Le mot anglais "care" signifie "soin", mais plus largement, c’est une sorte de paradigme global fait d’attention à autrui, à ses spécificités au travers de gestes et de détails minuscules.
Avec le care, on s’interroge : qu’est-ce que qu’un geste qui prenne soin d’autrui. Le care insiste sur la sensibilité, et ce que l’on attend de celui qui soigne bien, c’est sa capacité à être attentionné et pas seulement dans la dimension médicale, avec en retour le fait qu’il se sente reconnu.
Le développement de l’éthique du care entraîne une attitude générale qui va au-delà du soin médical.
Comment traduire le mot care, est-ce un intraduisible et dans ce cas que transpose-t-il en France de la conception anglo-saxonne du soin ?
Vous expliquez que l’éthique du care a un peu bousculé, finalement, certains aspects de la philosophie et qu’elle a une dimension subversive…
Parler de care sera plus subjectif et toujours plus objet de soupçon que quand on parle du soin.
D’une part c’est un terme anglais donc on se demande pourquoi l’utiliser alors qu’il y a le mot soin ? Parce que le mot care renvoie à une dimension beaucoup plus large qui inclut tout le travail qui est accompli notamment par des femmes pour rendre la vie plus confortable, aussi bien une femme de ménage, la garde d’enfants, voilà que l’on sort du champ médical pour aborder un ensemble de professions qui aident au quotidien les gens à vivre.
Le sens qui va légitimer le mot anglais a un ensemble de tonalités beaucoup plus variées, puisque qu’il signifie vraiment se préoccuper de quelqu’un, ou "I don't care" ne pas se préoccuper d’ailleurs… Le mot care renvoie à la fois à cette attention, mais aussi à du travail, à des activités, "take care", "caring for". Il y a toute cette grammaire autour du mot anglais qui est beaucoup plus divers et riche qu’en français où c’est le même mot qui dit à la fois l’affect, le sentiment, l’attention et puis le travail. Le concept recouvre d’abord une action, “Take care/s’occuper de”, puis une disposition morale, une attention particulière à autrui. Dans le care, il y a donc cette double dimension à la fois d’affect, d’attention, mais aussi de travail.
On dira "care workers" qui est la dénomination des travailleurs du care, de l’ensemble des personnes qui prennent soin de la vie des autres.
C’est alors que la dimension politique apparaît très vite parce que ce travail très majoritairement accompli par des femmes, sous-payées, pas reconnues, est dévalorisé. C’est là que le féminisme entre en scène.
Vous dites que nous sommes tous vulnérables et interdépendants. Peut-être qu'il faut une crise pour voir combien nous sommes liés par nos vulnérabilités ?
Tout d'un coup on se rend compte que notre vie dépend d'autres personnes alors que très souvent, finalement, quand on est plus ou moins favorisé, on se considère comme autonome, en n'ayant pas besoin des autres, ou alors ayant besoin des autres quand on est bébé, quand on est malade, quand on va être très âgé. On voit bien qu'il y aura des moments de dépendance, mais se voir, se comprendre comme essentiellement dépendant et vulnérable, c'est quelque chose qui n'est pas du tout naturel.
N’est-ce pas là que se trouve la dimension subversive de cette notion ?
C’est tout à fait subversif puisque que depuis toujours, on définit l’être humain par le langage, la raison, l’intelligence, la force, toutes sortes d’éléments qui sont des éléments d’autonomisation, et donc définir l’humain plutôt par la vulnérabilité renverse les définitions de ce que c’est qu’être humain.
Donc, bien sûr, c’est vraiment quelque chose de subversif dans l’éthique du care d’attirer plutôt l’attention sur cette vulnérabilité et de dire que tout le monde est vulnérable. Simplement, il y a des gens qui sont plus aidés que d’autres, qui ont les moyens de compenser cette vulnérabilité.
Qu’est-ce que cela change dans votre pensée philosophique l’éthique du care pour réfléchir à d’autres concepts ?
Il y a des penseurs, y compris très tôt avec Socrate, qui s’intéressent aux petites choses, aux détails de la vie, mais c’est un sujet qui reste gouverné par une forme de domination des grands intérêts conceptuels et du masculin en général. Il y a vraiment une divergence entre la philosophie morale traditionnelle qui va partir de concepts abstraits, et le care qui va enraciner la définition de ces concepts dans des pratiques ordinaires. Le care est la seule philosophie qui va mettre les femmes en avant et montrer que la philosophie, en fait, s’est désintéressée de tout un domaine de la vie et de la morale.
Le soin peut-il échapper à la question du pouvoir ?
Nous sommes dans un monde social hiérarchisé et dès qu’on entre dans le domaine médical, les tâches de soin sont extrêmement hiérarchisées ; il y a toujours du pouvoir dans le soin.
De plus, les relations entre le patient et le médecin sont effectivement souvent considérées comme des relations très asymétriques dans la mesure où le médecin a une compétence que le patient a priori n’a pas. Dans tous les mouvements des patients qui se sont développés, par exemple à l’époque du sida ou maintenant y compris avec la maladie mentale, dans toutes sortes de domaines, on a essayé de faire reconnaître la compétence du patient. Il est aussi très important de donner la reconnaissance à tout le savoir pratique des aides-soignantes qui est vraiment une compétence très particulière.
Il y a un droit fondamental qui est celui d'être "cared for", qu'on s'occupe de vous, mais il y a un droit fondamental aussi à refuser d'être sujet de soins, et à refuser de prendre soin des autres.
Toute forme de soin n'est pas positive puisque le care c'est laisser l'autre décider, qui est le concept principal de Carol Gilligan la première grande penseur du care, et de Joan Tronto qui dit que le care c'est répondre à des besoins.
Comment expliquer cette suspicion en France vis à vis de l’éthique du care, une philosophie venant d’ailleurs qui transforme notre regard ?
La philosophie morale du care émerge avec le livre de Carol Gilligan Une voix différente, paru en 1982 aux États-Unis (traduction française 2008), où elle le définit, c’est une voix morale différente qui ne véhicule pas les normes et les valeurs du patriarcat. En France, très vite, une répugnance va s’exprimer contre le care. Elle vient souvent des formes de féminisme qui ne veulent pas qu’on valorise cette dimension de la vie qui donne l’impression que les femmes s’identifient à cela, ce serait réduire les femmes aux tâches domestiques, donc renforcer le patriarcat. Pour moi, comme pour beaucoup, c’est la réalité que ces tâches sont réservées aux femmes, donc on doit essayer de les valoriser.
L’approche de Gilligan n’est pas essentialiste, mais réaliste.
Elle s’appuie sur une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités de soins ont été dévalorisées. L’assignation des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors de la sphère publique, les réduisant au rang de sentiments privés dénués de portée morale et politique.
Avec le care, on s’inscrit dans la philosophie, le soin, les sciences sociales, la politique aussi…
Oui c’est politique notamment par le regard particulier porté vers la dignité de chacun. La dignité d’une personne, c’est cette capacité du choix et de l’autonomie qui est vraiment liée au care, à être vraiment une personne humaine, reconnue comme telle ayant la possibilité de continuer à évoluer, à progresser, dans la construction de soi.
Et l'art, peut-il être une forme de care, participer aux soins ? Peut-on imaginer que l'art et le soin puissent se soutenir mutuellement ?
Il y a eu vraiment beaucoup d'articulations entre art et care avec, par exemple, Mierle Laderman Ukeles qui a commencé son travail d’« Artiste de Maintenance » bien avant l’émergence des éthiques du care. Ses œuvres mettent en scène des tâches de maintenance et de nettoyage où elle interroge les gestes minuscules et les vraies corvées nécessaires à l’entretien du monde. Elle a fait une performance sur le care à New York qui incarnait la vie ordinaire, où dans l'exposition elle balayait par terre, ce geste était l'œuvre d'art réalisée.
Il y a vraiment aussi toutes sortes de formes d'art qui vont prendre soin de leur public, des audiences. C'est pour cette raison que je me suis intéressée à la culture populaire parce que ce sont des formes d'art qui sont extrêmement partagées, le cinéma, la photographie, les arts visuels, avec cette capacité à toucher à tout le monde, indépendamment du degré d'expertise sociale. L'art peut vraiment aussi produire cet investissement d'accessibilité et de prendre soin de son public.
Bibliographie
Le souci des autres, éthique et politique du care (éd. avec P. Paperman), collection « Raisons Pratiques », Editions de l’EHESS, Paris, 2006, réédition en 2011.
Tous vulnérables ? Le care, les animaux, l’environnement (éd.), Payot, Paris, 2012.
Face aux désastres. Le care, la folie et les grandes détresses collectives (avec A. Lovell, S. Pandolfo et V. Das), Editions Ithaque, Paris, 2013.
Le Principe Démocratie (avec A. Ogien), La Découverte, Paris, 2014.
Politics of the Ordinary, care, ethics, and forms of life, Peeters, Leuven, 2020
En confinement. Du care en séries et La 2e vague des séries féministes, Imprimés AOC, 2021
Eloge de l’ordinaire (entretien avec Philippe Petit), Le Cerf, Paris, 2021