A ceux qui ont tout perdu – Avril Bénard Editions des instants

Par Ghislaine Lejard

La présentation de Sylvie Germain, introduit ces récits de vie quand arrive «  le basculement de la vie des gens ordinaires brutalement arrachés à leur habitation (…) forcés d’empaqueter en hâte dans un unique bagage l’essentiel des choses qu’ils veulent, peuvent emporter. Des petits riens érigés en trésor, des lambeaux sacrés du passé. »

Pour son premier roman, Avril Bénard choisit de traiter un sujet difficile, délicat, universel et malheureusement d’actualité, la guerre et sa tragédie ; un récit qu’elle construit comme la tragédie avec sa règle des 3 unités, unité de lieu : un immeuble en ville, unité de temps : tout se déroule en une heure, unité d’action : tous les protagonistes doivent quitter la ville assiégée en n’emportant avec eux qu’un unique bagage.

Avec une grande finesse d’analyse, l’auteure dresse un portrait de l’humanité avec ses faiblesses et ses grandeurs. Une écriture juste et sobre pour donner à voir toute la fragilité de l’existence accrochée à des objets si ordinaires et pas nécessairement essentiels, des objets qui dans ces instants douloureux de l’exil permettent d’aller à l’essentiel. Des objets qui par leur lien profond avec leur propriétaire ont pouvoir sur lui : «  Celui qui entre par hasard dans la demeure d’un poète/ ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui. » R G Cadou

Au moment du choix, pour tous les personnages du récit, l’âme de l’objet ou de l’animal s’attache à l’âme de celui qui l’emporte car il a su le regarder, l’aimer aussi insignifiant soit-il ; à l’image des « trucs » que la petite Jeanne ramasse depuis le début de la guerre , bouts de verre, plumes… qu’elle dépose dans une boîte. On les croyait insignifiants, il n’en est rien,  ce sont pour elle des «bouts du monde», d’un monde qui bascule dans une guerre venue de nulle part ou peut-être venue  de  la nuit des temps et que l’on croyait naïvement  à jamais éradiquée. Une guerre sans réel ennemi ; « On ne sait même pas qui ils sont ceux qui revendiquent. Il n’y a pas vraiment de camps, mais plutôt une espèce de rage mordante… »

Il en est qui refuseront de partir, et décideront de mourir là, d’autres accepteront de partir non pas pour survivre mais pour ne pas mourir seuls. D’autres n’emporteront rien qu’une senteur, celle du lieu perdu… En leur choix, tout est sacré car chacun de ces choix est relié à l’autre, à un autre et leur permet de puiser des forces pour aller jusqu’au bout d’eux-mêmes.

Un roman qui dérange notre quotidien confortable,  comme pour les récits fondateurs ce texte rappelle que le tragique est toujours à notre porte, que l’instant d’après peut être le dernier, qu’aucune société n’est à l’abri de la violence, de l’ultime violence, celle de la guerre. Ce livre secoue une société qui est habituée à l’abondance, à l’insouciance, à l’incrédulité naïve d’une paix qui serait pour toujours acquise : « Ces décennies-là, c’était la fête de l’Occident. C’était clinquant jusqu’aux lobes des oreilles. C’était démesuré d’optimiste. On pouvait tout rêver, on pouvait tout acheter, on pouvait tout vouloir. On croyait tout prévoir. »

Un roman qui nous rappelle que le tragique  et l’horreur peuvent s’inviter à la fête… il nous rappelle à notre faiblesse, à notre fragilité, à notre humanité, et nous appelle à la vigilance car nul individu, nulle société n’est « invincible et préservée des ravages. », mais  malgré tous les outrages, quand on a tout perdu, il reste l’amour vécu, partagé car tout amour se survit.

Un des grands romans de l’année 2023 paru il y a juste un an en janvier 2023, il a été récompensé du Prix Etudiants, Prix de la littérature de l’exil des Racines et des mots en décembre 2023, du Prix Brise-Lame 2024 de l’ Encre Malouine, il est sorti en poche  J’ai Lu le 10 janvier 2024.