Anachronique du flâneur N° 23
Par Marc Albert-Levin
Chère lectrice, cher lecteur,
Je parlais dans mon anachronique précédente des livres d’art, des livres d’artistes et je gardais pour la fin (mais tant qu’il y aura des livres et des artistes y aura-t-il jamais une fin?) un petit joyau de livre à poser, si vous en avez une, sur votre table de chevet. Beau livre objet, à lire et à relire, à garder et à regarder, dans l’ordre ou dans le désordre, comme vous voudrez : en l’ouvrant à l’une ou l’autre des lettres de cet abécédaire baroque. Il est comme un bijou dont il est impossible de saisir tout de suite les multiples reflets.
A la lettre S de son abécédaire, intitulé « Baroque Abstrait » et illustré de peintures originales, à l’entrée Spontanéité, Cyb revient sur la rencontre originelle, celle qui fut déterminante pour son choix de « devenir peintre » : sa rencontre avec George Mathieu. Elle écrit :
« George Mathieu demanda à me rencontrer par téléphone car : ‘Vous avez écrit un magnifique article sur mon œuvre’. A la plume d’oie, avec la graphie élégante et artistique qu’on lui connaît, il précisait, dès la missive suivante : ‘Souffrez qu’après vous avoir dit mon émerveillement devant votre compréhension de ma démarche je vous dise toute l’émotion que j’ai éprouvée à vous entendre (…) les occasions d’un échange et d’une rencontre aussi profonde sont rarissimes. Merci du bonheur que vous me donnez.’ »
En minuscules caractères rouges sont indiquées les dates de ces échanges épistolaires. Cette lettre-ci est du 28 avril 1989. Il y a des rencontres essentielles qui accompagnent le parcours de toute une vie. Les encouragements reçus lorsque vous en êtes encore à chercher votre voie ont le pouvoir de vous donner confiance en vous et de vous immuniser contre toutes les critiques à venir.
Cyb avait déjà parlé de cette rencontre avec Georges Mathieu à la lettre O, à l’entrée Ouverture :
« Mathieu m’envoie de belles reproductions de tableaux, suite à l’une de nos conversations : de Georges Rouault, « Le Tigre », et d’Alfred Mannessier, figure de l’abstraction religieuse, « Composition », « Composition abstraite », « Le Voile de Véronique ». Ces morceaux de livres, découpés à mon intention sont accompagnés d’un carton aux armes du maître qui signe « Gottfried Whilhelm Leibniz » pour la circonstance, avec l’adresse suivante : « Petite documentation culturelle pour agrégée de métaphysique. » (31 décembre 1991).
Georges Mathieu fut célébrissime entre le milieu des années 1950 et 1970. Avec l’Américain Jackson Pollock, inventeur de « l’action painting », il fut l’un des deux seuls parrains occidentaux choisis par les membres mouvement Gutai, au Japon. L’un des plus connus d’entre eux était Kazuo Shiraga, qui se suspendait à des cordes pour peindre avec ses pieds. J’étais resté fasciné par l’impétuosité des œuvres de Shiraga, véritable corps à corps avec la matière inerte. C’étaient certaines des premières toiles abstraites que je voyais, au début des années 1960, exposées à la Galerie Stadler, rue de Seine. Le Japon était alors à l’avant-garde de ce que l’Occident appellerait « Happening » aux Etats-Unis et « Performance » en France.
Or il se trouve qu’on est précisément en train de redécouvrir, après quelques décennies d’un oubli relatif, le rôle central que Georges Mathieu a joué dans l’art du XXe siècle. Ses œuvres, souvent de très grand format, sont une sorte de paraphe, de signature, une trace exécutée par le tube écrasé sur la toile à la vitesse du geste, comme à la poursuite d’un mouvement qui se trouve en se faisant. Je me souvenais d’une couverture qu’il avait composée pour “Cimaise”, retrouvée en vente au cours d’une des mes flâneries, à la Galerie 1900-2000. Et d’une immense fresque, dans le Hall de la Maison de la Radio, en hommage à Jean Cocteau. Mathieu était devenu grand ami avec Cocteau dans les trois dernières années de la vie du poète. Et il exécuta cette fresque de 20 x 4 m. immédiatement après la mort de Cocteau en 1963. Le 26 mars 2018, la Maison de la radio et la fresque de Mathieu qu’elle contient, ont été classées « monuments historiques ». Dans son ouvrage « Désormais seul en face de Dieu », (Lausanne, L’Âge d’Homme, 1998) Mathieu relate l’événement en ces termes :
« Pendant quatre nuits, dans un froid glacial, juché en haut d’immenses échafaudages, j’appliquai des centaines de feuilles d’or sur cette glorieuse calligraphie et dans un espace réservé, je collai, découpé dans une robe d’une de mes amies, un morceau de velours noir. »
En septembre 2018, quelques œuvres de Mathieu de très grands formats, peintes dans les années 1960 et 1970, étaient exposées à la Galerie Templon. Lors de l’inauguration des nouveaux locaux de cette galerie, rue du Grenier Saint-Lazare, j’avais été frappé par la force qu’elles dégagent aujourd’hui encore. La cohésion de son geste, son sens de l’équilibre et de la mise en place, vous entraînent malgré vous dans ce climat de grandeur historique qui pour lui, Georges Mathieu d’Escaud’œuvre, qui se disait descendant du Croisé Godefroy de Bouillon, imprégnait encore tout ce qu’il vivait au présent.
J’ai rencontré Cyb au moment de la création de « Saisons de Culture » dont, avec Henri-Hughes Lejeune et Josette Rispal, elle est l’un des piliers. Lorsqu’elle m’a demandé de traduire en anglais pour elle un texte qu’elle avait écrit sur son propre travail « Baroque abstrait », il m’est apparu clairement qu’elle avait peut-être besoin d’un traducteur mais certainement pas d’un critique d’art.
« Ce qui parle dans le terme portugais « barocco » c’est l’irrégularité sinon la difformité d’une perle, unique dans son écart à la rotondité attendue, dissemblable à l’attente _ comme le charme de l’impromptu dans l’existence, l’irruption du hors norme, de l’extraordinaire. Ce qui parle c’est l’inouï donc. Une voix venue d’ailleurs ? Une voix en rupture, en décalage, comme l’arc-en-ciel contraste avec le gris de la pluie soudain illuminée de soleil. »
Les critiques d’art font comme si les peintres ne pouvaient s’exprimer que par les lignes et les couleurs et n’avaient pas de langue pour parler, comme s’ils étaient tous des analphabètes ou des aphasiques. C’est loin d’être le cas de Cyb qui est aussi professeur de philosophie.
Le 23 novembre 2018 (Jour de la « Nuit du fou » de Pascal, j’y reviendrai) elle m’a dédicacé son Abécédaire illustré. Et, comme vous pouvez le voir sur l’image qui ouvre cette anachronique, elle a eu la gentillesse de m’écrire trois mots, trois entrées pour elles particulièrement importantes. La première entrée était le mot : Cyclope.
« Quel monde quand on ne voit que d’un œil ? Il faut rajouter une dimension. La musique. Moduler la couleur : non pas un vert mais trois, non pas un rouge mais trois, non pas un jaune mais trois. Pour rendre la vibration de l’espace. »
Cela commençait par une question à laquelle j’ai eu envie de répondre en parlant d’un homme qui ne voyait que d’un œil mais qui m’a laissé un souvenir inoubliable, la photographie d’un de mes tout premiers collages.
Au dos de ce collage de Zéraphim, Erika Wilcke, qui fut un temps secrétaire de la Galerie Arnaud et la compagne de Martin Barré, avait écrit :
« A Jean-Robert Arnaud, qui a bien voulu accepter le parrainage de notre aîné chéri, avec tous ses remerciements, Erika. »
Pour ma part, j’avais ajouté :
« Encore mal remis des douleurs, des surprises de l’enfantement, Marc »