Portraits

Sylvain Audinovski

Chef d'orchestre Par Stéphanie Reynaud

Lorsque j’étais allée l’applaudir au théâtre de la Porte Saint-Martin où il donnait son spectacle « Odino » avec son orchestre, il m’était apparu comme une sorte de Merlin l’Enchanteur de la musique, avec sa baguette magique. Et la rencontre avec lui pour cette entrevue n’a fait que confirmer ce que je pressentais en le voyant inclure avec aisance le public dans le spectacle : c’est sa façon à lui d’ouvrir l’orchestre, avec une baguette qui est le trait d’union entre la musique, les interprètes et les spectateurs. Etre un passeur entre cette énergie qu’est la musique et les êtres humains, c’est la vocation de Sylvain Audinovski, chef d’orchestre, oui, mais pas seulement. C’est ce qu’il m’explique pendant une heure et demi, généreux de son temps comme il l’est avec son art : avant tout l’art du partage.

Quels sont vos premiers souvenirs liés à la musique ?

Grâce à mon père, j’ai eu la chance de découvrir très tôt des concertos ou des symphonies à la salle Pleyel. Aujourd’hui encore, je me souviens parfaitement que nous nous y rendions le vendredi soir en prenant le bus 31.

Comment vous êtes-vous professionnalisé ? Quels obstacles avez-vous rencontrés, comment avez-vous fait pour les surmonter ?

A l’âge de 17 ans, alors que j’étais élève au lycée Condorcet, nous avons décidé de créer un orchestre avec 13 amis musiciens. Nous nous sommes vite rendu compte qu’un groupe avait besoin d’une organisation, d’une méthode et d’un meneur. Alors je me suis proposé. Notre pianiste Jean-Philippe m’a encouragé à diriger. Et c’est ainsi que j’ai commencé avec un simple crayon à papier, dans une salle minuscule, au milieu de deux hautbois, deux saxophones, une guitare, un piano, un violoncelle… J’ai alors ressenti l’adrénaline que chaque chef d’orchestre connaît. C’était un flash, un souffle… comme un doigt pointé vers moi qui disait : « Tu es « conductor », tu es chef d’orchestre ! »

Ce n’était pas encore très convaincant mais nous avons persévéré, et chaque mercredi suivant a confirmé que la direction m’intéressait vraiment. Quelques jours après le baccalauréat, au cours de vacances à la montagne, j’ai eu la révélation : « Je veux être chef d’orchestre. » Mes parents m’ont soutenu tout en me disant : « D’accord, mais à condition que tu sois sérieux et inscrit quelque part ». Après 3 années passées à découvrir et comprendre les différents rouages, j’ai fini par croiser la route de Jean-François Zygel et entrer au Conservatoire de Paris. A cette époque, monsieur Zygel, alors peu connu du grand public, était déjà brillant et étudier avec lui fut un second flash. La rencontre avec Yutaka Sado, le grand chef japonais, m’a ouvert un horizon incroyable. Zygel et Sado ont été deux phares pour moi.

Après 4 ans d’études, je suis sorti « bardé de diplômes », comme on dit, du Conservatoire où j’avais aussi eu la chance d’apprendre beaucoup auprès d’un autre grand maître, Thierry Escaich. Mais une fois dehors, j’ai découvert une sorte « d’état de guerre » : les conditions de travail ne sont pas toujours optimales et l’aspect humain, que l’on n’apprend pas à l’école, est compliqué. J’ai travaillé durant 5 ans à la compréhension de ce qu’est un groupe, une équipe, un individu, comment fonctionne un orchestre et comment « gérer le relationnel ». On ne peut plus diriger un orchestre comme le faisaient Toscanini ou Karajan. Aujourd’hui, l’individu recherche avant tout l’épanouissement. Il faut trouver d’autres sources de motivation : pour un jeune chef fraichement sorti des études, ce n’était pas évident à mettre en œuvre. A ce stade, je devais remettre en question ma manière d’être et de faire.

Vous cherchiez votre style ?

Oui, et j’ai mis 5 ans à le trouver. J’ai peu à peu intégré l’idée qu’il n’y a pas seulement les grimoires, la science et la musique, mais aussi les hommes et le terrain. Un orchestre est un joyau de création collective : c’est si beau que plus de gens doivent en profiter. J’ai alors orienté mon travail avec une idée essentielle : ouvrir l’orchestre. Depuis, j’explore ce nouvel axe à ma façon : aller à la rencontre de l’autre et partager la musique.

Pourquoi ce choix de vie et quel sens a la musique pour vous ?

Vouloir être chef d’orchestre passe d’abord par une envie et un tempérament personnel ; ensuite, il faut être accepté et apporter quelque chose à la collectivité, aux musiciens, à la musique et au public. Cela exige de la finesse dans les rapports humains, et puis il faut avoir quelque chose à dire. J’ai ce désir profond en moi depuis toujours : lorsque je remonte à mon enfance, je me souviens avoir été leader en sport ou dans les groupes d’amis, puis cette « inclinaison » naturelle s’est exprimée dans l’espace musical.

Vous sentez-vous investi d’une mission de transmission, de vulgarisation ?

La musique, c’est un trésor pour chacun. Certains n’ont pas la possibilité d’y accéder quand moi j’ai eu la chance que mon père m’ouvre les portes de ce monde magique, alors que nous n’étions pas une famille de musiciens. Cette énergie qu’est la musique nous emmène dans un monde impalpable et plus subtil, qui nous rattache au vrai sens de l’univers. Je désire faire en sorte qu’elle aille vers tout le monde. Qu’elle jaillisse ! Avec elle, l’être humain connecte avec quelque chose de spécial. C’est ce monde-là qui m’intéresse. Tout d’abord, j’essaie de m’approcher de la source le plus possible, et puis je me transforme en « canal » pour faire jaillir ce flux mystérieux : je deviens tout simplement un vecteur. Ma personne doit disparaitre derrière la mission. Et notre photo ou notre nom en grand sur les affiches, aux caractères parfois plus grands que ceux du compositeur, cela n’aide pas, bien sûr ! L’objectif ultime, c’est que le monde extraordinaire que nous laisse entrevoir la musique soit perçu par le public. Dans le fait de transmettre aux autres, je trouve qu’il y a la réponse à ce que doit être un chef d’orchestre.

Vous n’aimez pas forcément le mot « vulgarisation » ?

Au mot « vulgariser » je préfère « ouvrir », « partager », « déployer ». Déployons la musique et nos émotions communes. Pour moi, diriger, revient à être un amoureux qui veut faire découvrir sa passion. Et le fait d’avoir commencé tard m’a permis d’être polyvalent, transversal. Mon père écoutait du classique et mon oncle, Michaël Jackson. Quand on partait en voyage ensemble en voiture, on avait donc le choix entre les génies du classique et le génie de la pop ! D’ailleurs Mickael Jackson a travaillé avec l’orchestre de Cleveland et son arrangeur favori Quincy Jones a été élève de Nadia Boulanger, professeur entre autres de Barenboïm, Markevitch, Copland, Lipatti ou Michel Legrand ! Dans sa chanson « Smooth Criminal », Michael Jackson construit d’ailleurs toute la progression de sa musique sur une basse obsédante : n’est-ce pas rappeler une technique classique, celle du motif beethovenien ? S’il a fait la démarche dans ce sens, pourquoi ne pourrait-on pas la faire dans l’autre sens ? Je ne perds plus de temps à faire des comparaisons ou des classements : cloisonner, c’est réduire, c’est enfermer. Mon travail est celui d’un chef classique qui tente d’ouvrir l’orchestre au monde actuel. Ce qui m’intéresse, c’est quand un enfant – de banlieue ou d’ailleurs – après quelques jours passés ensemble autour de Carmen, me déclare : « Ca y est, j’ai trouvé ma passion, c’est l’opéra ! » En somme, être chef d’orchestre, c’est être un canal de transmission, et à force d’être ce canal, mieux percevoir et la source et le destinataire. Pour s’enrichir et de l’un et de l’autre.

Quelle est votre actualité ?

Tout d’abord, c’est le spectacle « Odino », qui évolue, se développe et sera bientôt à nouveau sur scène avec une tournée. Il est entièrement produit par Gérard Louvin, avec le concours d’autres producteurs. Le compositeur Mathieu Lamboley, qui a fait de superbes orchestrations pour l’album éponyme, m’a présenté l’idée de Gérard Louvin et Daniel Moyne d’un orchestre pop symphonique. Gérard Louvin a alors découvert mon travail ; il m’a proposé de faire connaître au plus grand nombre ma démarche, et c’est ainsi que s’est lancé le projet OdinO.

Le spectacle OdinO représente en lui-même un an et demi de préparation ; il est co-imaginé avec Gérard, Daniel et Damien J. Jarry. Nous y apportons tous le plus grand soin, et avons hâte de savourer ces belles notes avec le public !

Ensuite, mon autre orchestre, « L’Ensemble Bonsaï » existe depuis dix ans dans le but de déployer la musique. Nous pouvons jouer partout, dans le désert, sur des bateaux, faire de la musique de toutes les façons, et même utiliser tous les moyens techniques et toutes les choses qui soi-disant sont des limites : nous aimons inverser les contraintes pour en faire des occasions de rencontre. Les lieux habituels comme la Philharmonie de Paris, le Théâtre du Châtelet, l’Opéra de Paris, et les grands orchestres font un travail fantastique. Et justement, il faut que plus de monde en profite. A notre niveau, en allant à la rencontre d’un autre public, nous éveillons le désir de ce nouveau public d’aller dans ces lieux.

Le chef d’orchestre doit se mettre au service de son orchestre. C’est aussi ce que m’a appris Yutaka Sado : c’est une erreur de croire que, sous prétexte qu’on est estampillé « chef d’orchestre », ce sont les autres qui sont à notre service. C’est exactement l’inverse. Le chef n’est pas là pour être servi, il est là pour que l’énergie circule, et cela passe par le fait d’aller vers les autres. Je suis un « agent de circulation », ce qui contient l’idée de « circulaire » : il s’agit ici de faire entrer les autres dans le cercle. En anglais, on dit « conductor », avec l’idée de conducteur d’énergie et non plus de « tête » du groupe. En italien, c’est « maestro », le « maître », c’est encore imposant, mais en allemand c’est « dirigent » : celui qui dirige. Et diriger, c’est juste montrer la voie. L’idéal serait de faire un mélange entre toutes ces langues afin d’obtenir une définition plus nuancée.

C’est vrai que votre spectacle OdinO est très interactif.

J’aime donner confiance aux gens et leur dire : « Ce n’est pas parce que vous n’avez pas fait de solfège que vous n’entendez pas. En fait, vous entendez tout ! » Mon but est de mettre les êtres humains en contact avec une force qui n’est pas moi et qui est plus grande que moi. Pour y parvenir, il est important de tenir compte du contexte. Diriger, c’est être un passeur et un chercheur. Pour résumer, ce qui m’intéresse, ce n’est pas le pouvoir, mais la puissance. Cette puissance, je la trouve dans l’ouverture et dans le service aux autres. Ouvrir par conviction et ouvrir dans ses actions. Pour moi, un chef moderne, c’est un chef capable de réunir toutes ces aptitudes. La confiance en soi est aussi très importante pour pouvoir réussir à sublimer les échecs.

Quels sont vos projets ?

D’abord, l’orchestre « Odino », avec le spectacle en cours de sortie et l’album déjà disponible – Fnac, iTunes, Deezer, etc., où il marche bien.

Ensuite, encore et toujours ouvrir l’orchestre ! Nous nous produisons en spectacles, conférences, dans les écoles, les entreprises, les prisons. Prochainement, nous serons dans un hôpital psychiatrique. Nous jouons aussi dans des soirées privées et publiques, ou dans la rue, partout : c’est presque sans limites.

Je prépare également un spectacle destiné à la petite enfance. C’est une partie du public à laquelle aucun chef d’orchestre ne s’adresse habituellement et qui me tient à coeur.

Je travaille pour l’Opéra National de Paris depuis 12 ans, en essayant de partager avec les jeunes l’amour de la voix du lyrique. Je m’adresse à toutes les tranches d’âge et je travaille avec des étudiants en Ecole de Management, mais aussi avec l’entreprise, sous forme de galas, de séminaires, de conventions et de formations. Notre mission est de connecter tous les publics avec la musique et, pourquoi pas, de transformer celui qui la reçoit.

Avez-vous des rêves de collaboration ?

Mon rêve est plutôt dans le degré de profondeur et de connexion à la musique, dans la puissance qu’on va dégager et comment on va parvenir à trouver cet état de fluidité avec le ou les partenaires. J’ai donc plutôt des rêves de coopération… L’important, ce n’est pas de travailler avec telle ou telle personne : « à quoi bon » travailler avec quelqu’un de connu, de talentueux, mais avec une énergie qui n’est pas fluide ? Vivre l’osmose absolue ! Peu importe le nombre, à deux, à cent ou à mille, ce qui compte, c’est la fluidité.

Vous êtes également compositeur, n’est-ce-pas ?

Composer, à titre personnel, c’est tout autre chose. J’ai besoin d’une concentration totalement différente pour y parvenir : cela reste très compliqué de faire les deux. C’est pourquoi je suis très admiratif de quelqu’un comme Léonard Bernstein, compositeur fantastique, chef d’orchestre fabuleux, pédagogue surdoué, pianiste prodigieux, un génie, en somme. Moi, je compose quand j’en ai le temps et, alors, je m’isole complètement, car j’ai besoin de me connecter à mes canaux intérieurs. Quand j’ai composé « L’Annonce faite à Marie » par exemple (musique de scène de la pièce de Claudel), je me suis enfermé dans un lieu secret, tout seul avec un piano dans le noir, et j’ai coupé tous les moyens de communication. Ce n’est pas la même façon de se concentrer que celle du chef d’orchestre, même si au fond du fond, tout est relié.

Il existe à mes yeux une scission très nette entre l’action de diriger et celle de composer. Diriger en public et diriger en répétition, ce sont déjà deux démarches très différentes. Tout comme vivre le mystère de la création et celui de la transmission. Je pense aussi à l’humilité qui doit être la nôtre : être une pièce du puzzle qui s’efface quand elle entre en scène. Rester humble même si notre travail repose aussi sur notre personnalité qui transparait dans la manière d’être et dans le geste. Avec une baguette qui capte.

Auriez-vous quelque chose d’inédit à confier à Saisons de Culture ?

Si j’osais, je dirais que j’essaie d’être dans une « démarche d’amour ». Amour de la musique, des gens, des valeurs. Et qu’aujourd’hui, j’ai le sentiment d’être enfin « cohérent et aligné », c’est-à-dire que j’ai parfois l’immense privilège d’être l’enfant que j’étais dans l’adulte que je suis.

Il m’avoue être quelquefois timide. Dans certaines situations, mais pas sur scène où il se sent « chez lui ». Il me confie aussi qu’il est fan de Kubrick et Hitchcock, du metteur en scène Peter Brook, du peintre hollandais Vermeer, de basket américain, de gastronomie, qu’il aime lire Jean Vilar, Stephen Hawking ou des livres sur le développement personnel. Il ajoute que tout ce qui est vivant le passionne, les enfants, les animaux – particulièrement les gorilles – l’univers et le fonctionnement du cerveau. Et qu’il aime comprendre tout ce qui a un mécanisme, avec un noyau et une périphérie.

OdinO fait Bobino : rendez-vous sur la scène de Bobino les 21 et 22 novembre 2016, et à partir de janvier 2017.

« OdinO » avec deux O, ou deux cercles, l’un qui ouvre et l’autre qui clôture le mot. Et la boucle est bouclée. Formant ainsi un cercle, ce cercle si cher à Sylvain Audinovski, chef d’orchestre, compositeur, mais aussi et surtout passeur. Il aurait pu me parler comme ça pendant des heures et remplir les nombreuses pistes d’enregistrement que contient mon magnétophone, généreux lui aussi. Il aime partager, il l’a dit et il le prouve encore une fois lors de cette entrevue. Je pense qu’il a une très belle route devant lui et qu’il va partager sa passion encore longtemps.

Son site officiel : http://www.audinovski.com/

Par Stéphanie Reynaud